• Chapitre 2. A livre ouvert (part.1)

        Je m’adossai contre le talus légèrement enneigé, laissant la poudreuse sèche se tasser sous mon poids. Ma peau s’était refroidie jusqu’à atteindre la température de l’air ambiant, et les petits morceaux de glace semblaient être du velours sur ma peau.
        Le ciel au-dessus de moi était clair, scintillant d’étoiles, d’un bleu éblouissant à certains endroits, et jaunes à d’autres. Les étoiles créaient de majestueuses formes tourbillonnant dans l’univers sombre – une vue magnifique. Délicieusement belle. Ou plutôt, cela aurait dû l’être. Ça l’aurait été si j’avais pu la voir réellement.
        Ça n’allait pas en s’arrangeant. Six jours avaient passé, six jours que je me cachais ici, dans l’étendue sauvage et vide de Denali, mais je n’étais plus libre depuis le moment où j’avais senti son odeur pour la première fois.
        Quand je regardais le ciel scintillant, c’était comme s'il y avait une obstruction entre mes yeux et sa beauté. Cette obstruction était un visage, un visage humain ordinaire, mais je ne semblais pas pouvoir le bannir de mon esprit.
        J’entendis les pensées se rapprocher avant d’entendre les bruits de pas qui les accompagnaient. Le bruit du mouvement était seulement un vague murmure contre la poudreuse.
        Je n’étais pas surpris que Tanya m’ait suivi ici. Je savais qu’elle tournait et retournait cette conversation dans sa tête depuis quelques jours, repoussant l’échéance jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ce qu’elle voulait dire.
        Elle apparut à environ cinquante mètres, bondissant au sommet d’un rocher noir, se balançant sur la pointe de ses pieds nus.
        La peau de Tanya était argentée sous les étoiles, et ses longues boucles blondes pâles luisaient, presque roses avec une teinte framboise. Ses yeux ambres brillaient tandis qu’elle m'espionnait, à moitié ensevelie sous la neige, et ses lèvres s'étirèrent lentement en un sourire.
        Exquise. Si j’avais été capable de vraiment la voir. Je soupirai.
        Elle s'accroupit sur le sommet du rocher, le bout de ses doigts touchant la pierre, son corps tendu comme un ressort.
        Boulet de canon, pensa-t-elle.
        Elle décolla en l’air, et sa silhouette devint noire, une ombre tordue tandis qu’elle descendait gracieusement en vrille entre les étoiles et moi. Elle se roula en boule juste  au moment de frapper le tas de neige à mon côté.
        Une tempête de neige s’envola autour de moi. Les étoiles virèrent au noir, et je fus enterré profondément sous les cristaux de glace légers comme des plumes.
        Je soupirai de nouveau, mais je ne bougeai pas pour me dégager. La noirceur sous la neige n’améliora pas ma vue, mais ne me blessa pas non plus. Je voyais toujours le visage.
        - Edward ?
        La neige voleta de nouveau quand Tanya me dégagea vivement. Elle enleva la neige de mon visage impassible, sans rencontrer mon regard.
        - Désolée, murmura-t-elle. C’était une blague.
        - Je sais. C’était drôle.

        Sa bouche se tordit en une moue.
        - Irina et Kate disent que je devrais te laisser seul. Elles pensent que je t'ennuie.    
        - Pas du tout
    , lui assurai-je. Au contraire, c’est moi qui suis impoli – abominablement impoli. Je suis vraiment désolé.
        Tu rentres, n’est ce pas ? pensa-t-elle.
        - Je n’ai pas encore... complètement... décidé.
        Mais tu ne restes pas ici. Ses pensées étaient mélancoliques à présent, tristes.
        - Non. Ça n’a pas l’air de... m’aider.
        Elle grimaça.
        - C’est de ma faute, n’est ce pas ?
        - Bien sûr que non,
    mentis-je.
        Ne fais pas le gentleman.
        Je souris.
        Je te mets mal à l’aise, m’accusa-t-elle.
        - Non.
        Elle leva un sourcil, son expression était si incrédule que je dus en rire. Un rire très court suivit d’un nouveau soupir.
        - Très bien, admis-je. Un petit peu.
        Elle soupira elle aussi, et mit son menton dans ses paumes. Ses pensées étaient tristes.
        - Tu es cent fois plus ravissante que ces étoiles, Tanya. Bien sûr, tu sais déjà tout ça. Ne laisse pas mon obstination saper ta confiance en toi. 
        Je gloussai à l’improbabilité de mes paroles.
        - Je ne suis pas habituée à être rejetée, ronchonna-t-elle, sa lèvre inférieure formant une moue séduisante.
        - Certainement pas, acquiesçai-je, essayant sans grand succès de refouler ses pensées tandis qu’elle fouillait rapidement dans ses souvenirs pour trouver des centaines de conquêtes.
        La plupart du temps, Tanya préférait les hommes humains – premièrement, ils étaient bien plus nombreux, et s’ajoutait l’avantage d’être doux et chaud. Et bien sûr, toujours désireux.
        - Succube, me moquai-je, espérant interrompre ces images vacillantes dans son esprit.
        Elle grimaça, dévoilant ses dents.
         - L’originelle.
        Contrairement à Carlisle, Tanya et ses sœurs avaient développé leur conscience doucement. A la fin, c’était leur penchant pour les hommes humains qui détournèrent les sœurs du massacre. Désormais les hommes qu’elles aimaient... vivaient.
        - Quand tu es arrivé ici, dit lentement Tanya, je pensais que...
        Je savais ce qu’elle avait pensé. Et j’aurais dû deviner qu’elle ressentirait cela. Mais je n’étais pas au mieux de ma forme pour entamer une réflexion analytique en ce moment.
        - Tu pensais que j’avais changé d’avis.
        - Oui,
    dit-elle, la mine renfrognée.
        - Je me sens très mal de jouer ainsi avec tes attentes Tanya. Je ne voulais pas – je ne pensais pas. C’est juste que je suis parti... précipitamment.
        - Je suppose que tu ne me diras pas pourquoi... ?

        Je m'assis et entourais mes bras autour de mes jambes, me blottissant en signe de défense.
        - Je ne veux pas en parler.
        Tanya, Irina et Kate étaient très douées pour cette vie à laquelle je m’étais dévoué. Meilleures, par certains aspects, que Carlisle lui-même. Malgré la proximité extrême qu’elles s’octroyaient avec ceux qui auraient dû être – et avaient été à un moment – leurs proies, elles ne faisaient aucune erreur. J’étais trop honteux pour admettre ma faiblesse devant Tanya.
        - Des problèmes avec les femmes ? devina-t-elle, ignorant ma réticence.
        Je ris d’un rire maussade.
        - Pas de la façon dont tu parles.
        Alors elle se tut. J’écoutais ses pensées tandis qu’elle étudiait différentes possibilités, essayant de décoder le sens de mes paroles.
        - Tu n’y es pas du tout, lui dis-je.
        - Un indice ?
        - S’il te plaît Tanya, laisse tomber.

        Elle se tut de nouveau, toujours spéculative. Je l’ignorai, essayant en vain d’apprécier les étoiles.
        Elle abandonna après un moment, et ses pensées partirent dans une nouvelle direction.
        Où iras-tu, si tu t’en vas ? Chez Carlisle ?
        - Je ne crois pas, murmurai-je.
        Où irais-je? Je ne pouvais pas penser à un seul endroit sur Terre qui présentât un quelconque intérêt pour moi. Il n’y avait rien que j’avais envie de voir ou de faire. Parce que, peu importe ou j’irais, je n’irais jamais vers un endroit – je m’échapperais simplement d’un autre.
        Je détestais cela. Quand étais-je devenu si lâche?
        Tanya enroula ses bras minces autour de mes épaules. Je me raidis, mais ne reculai pas à son contact. Cela n’était rien d’autre qu’un geste amical. Ou presque.
        - Je pense que tu vas rentrer, dit-elle, sa voix reprenant son léger accent russe. Peu importe ce qui... ou qui... qui te hante. Tu va y faire face. C’est bien ton genre.
        Ses pensées étaient aussi assurées que ses mots. J’essayai d’adopter la vision de moi qu’elle se représentait dans sa tête. Celui qui faisait face. Il était plaisant de penser cela de moi-même. Je n’avais jamais douté de mon courage, de ma capacité à faire face aux difficultés, avant cette horrible heure en classe de biologie, il n'y a pas si longtemps.
        J’embrassai sa joue, me retirant promptement lorsqu’elle tourna son visage vers le mien, ses lèvres déjà plissées. Elle sourit d’un air piteux devant ma rapidité.
        - Merci Tanya. J’avais besoin d’entendre tout ça.
        Ses pensées devinrent arrogantes. De rien, j’imagine. J’aimerais que tu sois plus raisonnable sur certains sujets, Edward.
        - Je suis désolé, Tanya. Tu sais que tu es trop bien pour moi. C’est juste... que je n’ai pas encore trouvé ce que je cherche.
        - Eh bien, si tu pars avant que je ne te revoie... au revoir, Edward.
        - Au revoir, Tanya.

        Alors que je disais ces mots, je pouvais le voir. Je pouvais me voir partir. Être assez fort pour retourner au seul endroit où je voulais être.
        - Merci encore.
        Elle fut sur ses pieds en un mouvement agile, puis elle s’échappa, se faufilant à travers la neige si rapidement que ses pieds n’avaient pas le temps de s’enfoncer dedans ; elle ne laissa aucune trace derrière elle. Elle ne regarda pas en arrière. Mon rejet l’avait plus affectée qu’elle ne le laissait croire, même dans ses pensées. Elle ne voudrait pas me voir avant que je ne parte.
        Ma bouche se tordit de chagrin. Je n’aimais pas avoir blessé Tanya, même si ses sentiments n’étaient pas profonds, purs, et en aucun cas, quelque chose que je puisse lui rendre. Cela me faisait me sentir moins qu’un gentleman.
        Je mis mon menton sur mes genoux, et commençai à regarder les étoiles de nouveau, même si je me sentais soudainement pressé de partir. Je savais qu’Alice me verrait revenir à la maison, qu’elle le dirait aux autres. Cela les rendrait heureux – surtout Carlisle et Esmé. Mais je fixai les étoiles pendant un moment, essayant de voir au-delà du visage dans mon esprit. Entre moi et les lumières brillantes dans le ciel, une paire d’yeux marron chocolat perplexes me fixait, semblant se demander ce que cette décision voulait dire pour elle. Bien sûr, je ne pouvais pas être certain que ce soit vraiment l’information que ses yeux cherchaient. Même dans mon imagination, je ne pouvais pas entendre ses pensées. Les yeux de Bella Swan continuaient de me questionner, et les étoiles continuaient de m’échapper. Avec un lourd soupir, j’abandonnai et me levai. Si je courais, je serais de retour chez Carlisle en moins d’une heure...
        Dans la hâte de revoir ma famille – et vraiment désireux d’être le Edward qui faisait face à tout – je courus à travers le champ de neige étoilé, ne laissant aucune empreinte.

        - Ça va aller, souffla Alice.
        Ses yeux n’étaient pas concentrés, et Jasper avait posé une main légère sous son coude, la guidant tandis que nous marchions groupés dans la petite cafétéria. Rosalie et Emmett ouvraient la voie, Emmett ressemblant ridiculement à un garde du corps en milieu hostile. Rose semblait méfiante aussi, mais  plus irritée que protectrice.
        - Bien sûr que oui, grommelai-je.
        Leur comportement était grotesque. Si je n’avais pas été sûr de pouvoir gérer cette situation, je serais resté à la maison.
        Notre matinée normale, presque joueuse avait soudain était bouleversée – il avait neigé dans la nuit, et Emmett et Jasper étaient assez enfantins pour profiter de ma distraction pour me bombarder de boules de neige ; quand ils en avaient eu assez de mon manque de réaction, ils s'étaient retournés l’un vers l’autre –, transformée en cette vigilance exagérée qui aurait pu être comique si elle n’avait pas été aussi irritante.
        - Elle n’est pas là, mais elle va entrer... Elle ne sera pas dans le courant d’air si nous nous asseyons à notre place habituelle.
        - Bien sûr qu’on va s'asseoir à notre place habituelle. Arrête ça, Alice. Tu commences à m'énerver. Tout va bien se passer.

        Elle cligna des yeux tandis que Jasper l’aidait à s'asseoir, et ses yeux se concentrèrent finalement sur mon visage. 
        - Hmm, dit elle, l’air surprise. Je pense que tu as raison.
        - Bien sûr que j’ai raison,
    murmurai-je.
        Je détestais être au centre de toutes les préoccupations. Je me sentis soudainement pris de sympathie pour Jasper, me souvenant de toutes les fois où nous rôdions autour de lui, surprotecteurs. Il rencontra mon regard.
        Énervant, n’est ce pas?
        Je lui fis une grimace.
        Était-ce vraiment la semaine dernière que cette longue pièce terne me semblait ennuyeuse à mourir ? Était ce vraiment comme une nuit de sommeil, un coma de me retrouver ici ?
        Aujourd’hui j’avais les nerfs à vif – des cordes sensibles, tendues au maximum, prêtes à lâcher sous la moindre pression. Mes sens étaient en alerte maximum, je scannais chaque son, chaque soupir, chaque mouvement de l’air qui touchait ma peau, chaque pensée. Spécialement les pensées. Il n’y avait qu’un seul sens que je verrouillais, refusant de l’utiliser. L’odorat, bien sûr. Je ne respirais pas.
        Je m'attendais à entendre plus de choses sur les Cullen dans les pensées qui je passais au crible. Toute la journée j’avais attendu, cherchant une nouvelle connaissance à qui Bella Swan aurait pu se confier, essayant de voir dans quelle direction les potins allaient. Mais il n’y avait rien. Personne n’avait remarqué les cinq vampires de la cafétéria, tout était comme avant, avant que la nouvelle fille n’arrive. Plusieurs humains pensaient toujours à la fille, pensant toujours les mêmes choses que la semaine dernière. Au lieu de trouver cela terriblement ennuyeux, j’étais fasciné à présent.
        N’avait-elle rien dit à personne sur moi ?
        Elle avait forcément remarqué mon regard assassin. Je l’avais vue réagir. Evidemment, je l’avais effrayé. J’étais persuadé qu’elle l’aurait mentionné à quelqu’un, peut-être même exagérant l’histoire pour la rendre meilleure. Me donnant quelques répliques menaçantes.
        Puis, elle m’avait entendu essayer de changer mon heure de biologie. Elle avait dû se demander, après avoir vu mon expression, si elle en était la cause. Une fille normale aurait demandé quelques informations, comparant son expérience avec les autres, cherchant une explication rationnelle à mon comportement pour ne pas se sentir seule. Les humains étaient désespérément en recherche de normalité, pour se sentir intégrés. Pour se mêler aux personnes les entourant, comme un troupeau de moutons conformistes. Ce besoin était particulièrement fort durant l’adolescence. Cette fille ne ferait pas exception à la règle.
        Mais personne n’avait remarqué que nous nous étions assis ici, à notre table habituelle. Bella devait être exceptionnellement timide, pour ne pas se confier à qui que ce soit. Peut-être avait-elle parlé à son père, peut-être avait-elle une relation très forte avec lui... même si cela semblait improbable, étant donné le peu de temps qu’elle avait passé avec lui durant sa vie. Elle devait être plus proche de sa mère. Et pourtant, je devrais aller rendre une petite visite au Chef Swan un de ces jours pour écouter ce qu’il
    pensait.      
        - Quelque chose de nouveau ? demanda Jasper.
        - Rien. Elle... n’a rien dû dire.
        Ils levèrent tous un sourcil devant cette nouvelle.
        - Peut-être que tu n’es pas aussi effrayant que tu le penses, dit Emmett, gloussant. Je te parie que je l’aurais plus effrayée que ça.
        Je levai les yeux au ciel.
        - Je me demande pourquoi... ?
        Il était perplexe devant ma révélation sur le silence inhabituelle de cette fille.
        - On en a déjà parlé. Je ne sais pas.
        - Elle arrive,
    murmura alors Alice.
        Je sentis me corps se raidir.
        - Essayez d’avoir l’air humains.
        - Humains, tu dis ?
    pointa Emmett.
        Il souleva son poing droit, écartant les doigts pour nous laisser voir une boule de neige qu’il avait gardé dans sa paume. Bien sûr, elle n’y avait pas fondu. Il la compacta en un petit bloc de glace bosselé. Il regardait Jasper, mais je vis la direction que prenaient ses pensées. Alice aussi, bien sûr. Quand il lança soudainement le morceau de glace sur elle, elle l’écarta d’un battement de doigt. La glace ricocha à l’autre bout de la cafétéria, trop rapide pour être captée par des yeux humains, et se brisa contre le mur, y laissant une fissure. Le mur se brisa légèrement aussi.
        Toutes les têtes dans ce coin de la pièce se tournèrent pour regarder le tas de glace sur le sol, puis elles pivotèrent pour trouver le coupable. Elles ne regardèrent pas plus loin que les quelques tables aux alentours. Personne ne nous regarda.
        - Très humain, Emmett, dit Rosalie, cinglante. Pourquoi ne frappes-tu pas le mur tant que tu y es ?
        - Ça aurait l’air plus impressionnant si tu le faisais, bébé.

        J’essayai de porter mon attention sur eux, de garder un sourire sur mon visage comme si je faisais partie de leur badinage. Je ne me permettrais pas de regarder vers la queue où je savais qu’elle se tenait. Mais je n’écoutais que ça.
        Je pouvais entre les pensées impatientes de Jessica à propos de la nouvelle fille qui semblait distraite elle aussi, immobile dans la queue. Je vis, dans les pensées de Jessica, que les joues de Bella Swan étaient une fois de plus vivement colorées par le sang.
        Je pris quelques bouffées d’air superficielles, prêt à arrêter de respirer au premier signe de son parfum qui toucherait l’air près de moi.
        Mike Newton était avec les deux filles. J’entendais ses deux voix, mentale et verbale, lorsqu’il demanda à Jessica ce qui n’allait pas avec la fille Swan. Je n’aimais pas la façon dont ses pensées enveloppaient Bella, le tourbillon de fantasmes déjà établis qui embrumaient son esprit pendant qu’il la regardait avancer et sortir de sa rêverie, comme si elle avait oublié qu'il était là. 
        - Rien, entendis-je Bella dire, d’une voix claire, mais faible.
        Elle semblait résonner comme un carillon à travers le babillage la cafétéria, mais je savais que c’était parce que je l’écoutais intensément.
        - Je prendrai juste un soda aujourd’hui, continua-t-elle tandis qu’elle avançait pour rattraper la queue.
        Je ne pus pas m'empêcher de jeter un regard dans sa direction. Elle fixait le sol, le sang se retirant lentement de son visage. Je détournai rapidement le regard, vers Emmett, qui se moquait de mon expression pleine de souffrance.
        T’as l’air malade, frangin.
        Je me repris, pour retrouver une expression décontractée et sereine.
        Jessica se demandait tout haut pourquoi la fille n’avait pas d’appétit.
        - Tu n’as pas faim ?
        - En fait, je me sens un peu mal.

        Sa voix était basse, mais toujours très claire. Pourquoi cela me dérangeait-il, cette préoccupation protectrice qui émana soudain des pensées de Mike Newton ? Pourquoi m’importait-il qui il y ait une pointe de possessivité en lui ? Ce n’étaient pas mes affaires si Mike Newton se sentait inutilement anxieux pour elle. Peut-être était-ce ainsi que tout le monde se sentait envers elle. N’avais-je pas instinctivement voulu la protéger, moi aussi ? Avant de vouloir la tuer, c’était...
        Mais est-ce que la fille était malade ?
        Difficile d’en juger – elle avait l’air si fragile avec sa peau translucide... C'est alors que je réalisai que je m’inquiétais aussi, tout comme cet imbécile de garçon, et je me forçai à ne pas penser à sa santé.
        Malgré tout, je n’aimais pas la surveiller à travers les pensées de Mike Newton. Je changeai vers celles de Jessica, regardant attentivement alors qu’ils se dirigeaient tous trois vers la table la plus proche. Heureusement, ils s’assirent avec les compagnons habituels de Jessica, sur une des premières tables de la pièce. Pas dans la courant d’air, comme Alice l’avait promis.
        Alice me donna un petit coup de coude. Elle va regarder, aie l’air humain.
        Je grinçai des dents derrière ma grimace.
        - Relax Edward, dit Emmett. Honnêtement. Tu tues un humain. C’est pas la fin du monde.
        - Tu en sais quelque chose,
    murmurai-je.
        Emmett rit.
        - Il faut que tu t’en remettes. Comme moi. L’éternité est trop longue pour se complaire dans la culpabilité.
        À ce moment-là, Alice lança une petite poignée de glace, qu’elle avait cachée dans sa main, droit dans le visage d’Emmett.
        Il cligna des yeux, surpris, et grimaça.
        - Tu l’auras cherché, dit il, s'avançant sur la table pour s’ébouriffer dans sa direction.
        La neige, fondant avec la chaleur de la pièce, s’envola de ses cheveux en une bouillie mi-liquide mi-glacée.
        - Hé ! se plaignit Rosalie, tandis qu'Alice et elle reculaient devant le déluge.
        Alice rit, et nous la suivîmes. Je voyais dans sa tête qu’elle avait orchestré ce moment parfait, et je savais que la fille – je devais arrêter de penser à elle comme ça, comme si elle était la seule fille au monde – que Bella nous regarderait riant et jouant, semblant heureux et humains, presque irréels et idéaux, comme dans une peinture de Norman Rockwell.
        Alice continua de rire, et prit son plateau comme bouclier. La fille – Bella devait toujours nous regarder.
        ... elle regarde encore les Cullen, pensa quelqu’un, captant mon attention.
        Je regardai automatiquement vers cet appel non intentionnel, réalisant quand mes yeux atteignirent la destination que je reconnaissais cette voix – je l’avais trop écoutée aujourd’hui.
        Mais mes yeux dépassèrent Jessica et se portèrent sur le regard pénétrant de la fille.
        Elle baissa les yeux rapidement, se cachant derrière ses cheveux.
        A quoi pensait-elle ? La frustration semblait de plus en plus forte au fur et à mesure que le temps passait, au lieu de se ramollir. J’essayai – incertain de ce que j’étais en train de faire car je n’avais jamais essayé avant – de sonder le silence qui l’entourait. Mon ouïe supplémentaire m’était toujours venue naturellement, sans avoir à me forcer ; je n’avais jamais dû m’exercer. Mais je me concentrais à présent, essayant de briser ce bouclier qui l’entourait.
        Rien, que du silence.
        Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? pensa Jessica, faisant écho à ma propre frustration.
        - Edward Cullen te mate, murmura-t-elle à l’oreille de la fille Swan, avec un petit gloussement.
        Il n’y avait pas une pointe de son irritation jalouse dans son ton. Jessica semblait très douée pour feindre l’amitié.
        Trop absorbé, j’écoutai moi aussi la réponse de la fille.
        - Il n’a pas l’air énervé, n’est ce pas ? murmura-t-elle en retour.
        Donc, elle avait bien remarqué ma réaction violente de la semaine dernière. Bien sûr qu’elle l’avait remarquée.
        La question perturba Jessica. Je vis mon propre visage dans ses pensées tandis qu’elle vérifiait mon expression, mais je ne rencontrai pas son regard. Je me concentrais toujours sur la fille, essayant d’entendre quelque chose. Ma concentration intense ne semblait pas du tout m’aider.
        - Non, lui dit Jess, et je sus qu’elle aurait aimé dire oui – comme si le fait que je regarde Bella lui restait en travers – même si sa voix ne laissait rien paraître. Il devrait l’être ?
        - Je ne pense pas qu’il m’aime beaucoup, chuchota la fille en retour, posant sa tête sur son bras comme si elle était soudain fatiguée.
        J’essayai de comprendre son mouvement, mais je pouvais seulement émettre des hypothèses. Peut-être était-elle fatiguée.
        - Les Cullen n’aiment personne, la rassura Jess. En fait, ils ne remarquent personne d’autre qu’eux-mêmes. Ou plutôt ils ne le faisaient jamais.
        Ses pensées étaient désormais une complainte.
        - Mais il te regarde toujours.
        - Arrête de le regarder,
    dit anxieusement la fille, soulevant sa tête de son bras pour être sûre que Jessica obéissait à cet ordre.
        Jessica gloussa, mais fit ce qu’on lui dit.
        La fille ne regarda pas en dehors de sa table durant tout le reste de l’heure. Je pensai – pensai bien sûr, je ne pouvais pas être certain – que c’était délibéré. Il semblait qu’elle voulait me regarder. Son corps se tournait légèrement dans ma direction, son menton commençait à se tourner, puis elle se ressaisissait, prenait une grande inspiration, et fixait la personne qui parlait, qui que ce soit.
        J’ignorai les autres pensées autour de la fille, pour la plupart, car momentanément, elles ne la concernaient pas. Mike Newton prévoyait une bataille de neige dans le parking après les cours, il ne semblait pas réaliser que la neige s’était déjà transformée en pluie. Le battement des doux flocons contre le toit s’était transformé en la plus commune des averses. Ne pouvait-il réellement pas entendre ce changement ? Cela me semblait bruyant.
        Quand l’heure du déjeuner fut terminée, je restai à ma place. Les humains sortaient, et je me surpris à essayer de distinguer le bruit de ses pas parmi ceux des autres élèves, comme s'il y avait quelque chose d’important et d’inhabituel chez eux. Comme c’était stupide.
        Ma famille ne fit aucun mouvement pour partir non plus. Ils attendaient de voir ce que j’allais faire.
        Irais-je en classe, m'asseoir à côté de la fille, là où je pourrais sentir la puissance absurde du parfum de son sang, et sentir la chaleur de son pouls contre ma peau ? Étais-je assez fort pour ça ? Ou en avais-je eu assez pour un seul jour ?
        - Je... pense que ça va aller, dit Alice, hésitante. Tu es décidé. Je pense que tu vas arriver au bout de cette heure.
        Mais Alice savait bien à quelle vitesse un esprit pouvait changer.
        - Pourquoi tenter le diable, Edward ? demanda Jasper.
        Même si il ne voulait pas se sentir suffisant du fait que je sois pour une fois celui qui était faible, je pouvais l’entendre l’être, juste un tout petit peu.
        - Rentre à la maison. Vas-y doucement.
        - C’est quoi le problème ?
    dit Emmett, pas d’accord. Soit il la tue, soit il ne la tue pas. Autant en finir maintenant, quoi qu’il se passe.
        - Je ne veux pas déménager aussi tôt, se plaignit Rosalie. Je ne veux pas tout recommencer. On a presque fini le lycée, Emmett. Enfin.
        J’étais tout aussi divisé sur cette décision. Je voulais, vraiment, avoir cette confrontation plutôt que de la fuir. Mais je ne voulais pas aller trop loin non plus. Cela avait été une erreur la semaine dernière que Jasper tienne si longtemps sans aller chasser ; étais-je en train de commettre une erreur aussi bête ?
        Je ne voulais pas déraciner ma famille. Aucun d’entre eux ne m’en serait reconnaissant.
        Mais je voulais aller en biologie. Je réalisai que je voulais revoir son visage.
        C’est cela qui me décida. La curiosité. J’étais en colère après moi pour ressentir cela. Ne m’étais-je pas promis que je ne laisserais pas le silence de l’esprit de cette fille me rendre excessivement intéressé par elle ? Et pourtant, j’étais la, excessivement intéressé. 
        Je voulais savoir ce qu’elle pensait. Son esprit était fermé, mais ses yeux étaient ouverts. Peut-être pourrais-je les lire à la place.
        - Non, Rose. Je pense vraiment que ça va bien se passer, dit Alice. Ça... s’affirme. Je suis sûre à 90% que rien de mauvais ne va arriver s'il va en classe.
        Elle me regarda avec curiosité, se demandant ce qui avait changé dans mes pensées pour que ses visions du futur soient à ce point sans risque.
        La curiosité suffirait-elle à garder Bella Swan en vie ?
        Toutefois, Emmett avait raison – pourquoi ne pas en finir, quoi qu’il arrive ? Je ferais face à la tentation durant cette confrontation.
        - Allez en classe, ordonnai-je, m'éloignant de la table.
        Je me retournai et m’éloignai d’eux à grands pas sans regarder derrière moi. Je pouvais entendre l’inquiétude d’Alice, le mécontentement de Jasper, l’approbation d’Emmett et l'irritation de Rosalie me poursuivre.
        Je pris une dernière bouffée d’air près de la porte de la classe, et je la retins dans mes poumons tandis que je marchais dans la petite pièce chaude.
        Je n'étais pas en retard. Mr. Banner préparait toujours l'expérience d’aujourd’hui. La fille était assise à ma – à notre – table, le visage baissé, fixant la chemise cartonnée sur laquelle elle gribouillait. J’examinai son croquis en m’approchant, intéressé même par cette création triviale de son esprit, mais ça n’avait pas de sens. Un simple barbouillage de cercles dans d’autres cercles. Peut-être ne se concentrait-elle pas sur les formes, mais pensait-elle à autre chose ?
        Je tirai ma chaise en arrière avec plus de force que nécessaire, la faisant racler sur le sol ; les humains se sentent mieux lorsqu’un bruit de la sorte annonce l’arrivée de quelqu’un.
        Je sus qu’elle avait entendu le son ; elle ne leva pas les yeux, mais sa main rata un cercle dans son dessin, le rendant irrégulier.
        Pourquoi ne leva-t-elle pas les yeux ? Elle était probablement effrayée. Je devais m’assurer de lui faire une autre impression cette fois-ci. Lui faire croire qu’elle s’était fait des idées.
        - Bonjour, dis-je d’une voix douce, celle que j’utilisais pour mettre les humains à l’aise, et affichant un sourire poli, sans toutefois montrer mes dents.

     

    Chapitre 2. A livre ouvert (part.2)

        Alors elle leva la tête, ses grand yeux marrons surpris – presque abasourdis – et pleins de questionnements silencieux. C’était la même expression qui avait obstrué mon esprit la semaine passée.
        Alors que je fixai ces yeux marrons étrangement profonds, je réalisais que la haine – cette haine que j’avais imaginée qu’elle méritait simplement parce qu’elle existait – s'était évaporée. Sans respirer, sans goûter son parfum, il m’était difficile de croire que quelqu’un d’aussi vulnérable puisse faire un jour l’objet de la haine de quelqu’un.
        Ses joues commencèrent à devenir roses, et elle ne dit rien.    
        Je gardais mes yeux sur elle, me concentrant seulement sur leur profondeur, essayant d’ignorer l’appétissante couleur que prenait sa peau. J’avais assez d’air pour parler encore un peu sans inhaler.
        - Je m'appelle Edward Cullen, dis-je, même si je savais qu’elle le savait déjà – c’était la façon le plus polie de commencer. Je n’ai pas eu la chance de me présenter la semaine dernière. Tu dois être Bella Swan.
        Elle sembla décontenancée – il y avait une petite ride entre ses yeux de nouveau. Il lui fallut une demi-seconde de trop pour formuler sa réponse.
        - Comment connais-tu mon nom ? demanda-t-elle, et sa voix trembla légèrement.
        J’avais vraiment dû la terrifier. Cela me fit me sentir coupable ; elle était totalement sans défense. Je ris doucement – c'était un son qui, je le savais, mettait les humains à l’aise. Une nouvelle fois, je fus très prudent concernant mes dents.
        - Oh, je pense que tout le monde connaît ton nom.
        Elle avait sûrement dû réaliser qu’elle était devenue le centre d’attention de cette ville ennuyeuse.
        - Tout la ville t’attendait.
        Elle fronça les sourcils comme si cette information ne lui plaisait pas. Je supposai que, timide comme elle l’était, l’attention était une mauvaise chose pour elle. Pour la plupart des humains c’était le contraire. Même s'ils ne voulaient pas être hors du troupeau, d’un autre côté, ils désiraient être sous les projecteurs pour afficher leur personnalité individuelle.
        - Non, dit-elle. Je veux dire, pourquoi m’as-tu appelée Bella ?
        - Tu préfères Isabella ?
    demandai-je, perplexe, ne voyant pas où cette question allait nous amener.
        Je ne comprenais pas. Elle avait pourtant clairement exposé sa préférence plusieurs fois le premier jour. Tous les humains étaient-ils aussi incompréhensibles sans leur esprit pour me guider ?
        - Non, j’aime Bella, répondit-elle, penchant légèrement sa tête sur le côté.
        Son expression – si je la lisais correctement – était déchirée entre l'embarras et la perplexité.
        - Mais je pense que Charlie – je veux dire mon père – m'appelle Isabella derrière mon dos. Il semblerait que tout le monde ici me connaisse par ce nom.
        Son teint s’assombrit d’un ton de rose.
        - Oh, dis-je piteux, me détournant rapidement de son visage.
        Je venais juste de réaliser ce que sa question voulait réellement dire : j’avais fait un faux pas – une erreur. Si je n’avais pas écouté les conversations de tout le monde le premier jour, alors je me serais adressé à elle en utilisant son nom complet, comme tout le monde. Elle avait remarqué la différence.
        Je ressentis un léger malaise. Elle avait détecté mon erreur très rapidement. Très astucieux, surtout pour quelqu’un qui était supposé être terrifié par ma proximité.
        Mais j’avais de plus gros problèmes que de savoir quelles suspicions elle gardait verrouillées dans sa tête.
        Je n’avais plus d’air. Si je voulais parler de nouveau, je devrais inhaler.
        Il serait difficile d’éviter de parler. Malheureusement pour elle, partager cette table avec moi faisant d’elle ma partenaire de laboratoire, et nous aurions à travailler ensemble aujourd’hui. Il lui semblerait bizarre – et incroyablement malpoli – que je l’ignore pendant la leçon. Cela la rendrait plus suspicieuse, plus effrayée...
        Je m’écartai d’elle autant que je le pouvais, sans bouger de mon siège, tournant ma tête vers l’allée. Je m’arc-boutai, verrouillant mes muscles, et pris une rapide bouffée d’air, à travers ma bouche seulement.
        Ahh !
        C’était vraiment douloureux. Même sans la sentir, j’avais son goût sur ma langue. Ma gorge fut de nouveau en feu, désirant chaque morceau aussi fort que la première fois où j’avais senti son odeur, la semaine passée.
        Je serrai les dents, tentant de me ressaisir.
        - Commencez, ordonna M. Banner.
        J’eus l’impression d'utiliser chance once du contrôle que j’avais acquis durant 70 ans de dur labeur pour me retourner vers la fille, qui fixait la table, et je souris.
        - Honneur aux dames ? offris-je.
        Elle regarda mon expression de son visage ébahi, les yeux grands ouverts. Y avait-il quelque chose de bizarre dans mon expression ? Était-elle de nouveau apeurée? Elle ne parla pas.
        - Ou je peux commencer si tu le souhaites, dis-je doucement.
        - Non, dit elle, son visage passant du blanc au rouge. Je vais commencer.
        Je fixai le matériel sur la table, le microscope abîmé, la boîte de lamelles, plutôt que de regarder le sang tourbillonner sous sa peau claire. Je pris une autre bouffée rapide, à travers mes dents, grimaçai à la douleur soudaine dans ma gorge.
        - Prophase, dit elle après un examen rapide.
        Elle commença à retirer la lamelle, alors qu’elle l’avait à peine examinée.
        - Ça te dérange si je jette un coup d’œil ?
        Instinctivement – stupidement, comme si j’étais de son espèce – je tendis la main pour l'empêcher de retirer la lamelle. Pendant une seconde, la chaleur de sa peau brûla la mienne. C’était comme une impulsion électrique – sûrement bien plus chaud que les habituels 37 degrés. La chaleur remonta à travers ma main jusque dans mon bras. Elle retira sa main de sous la mienne.
        - Je suis désolé, marmonnai-je entre mes dents serrés.
        Cherchant quelque chose à regarder, je saisis le microscope et regardai brièvement dans l’oculaire. Elle avait raison.
        - Prophase, acquiesçai-je.
        Elle était encore trop perturbée pour me regarder. Respirant aussi calmement que possible à travers ma mâchoire serrée, et essayant d’ignorer ma soif féroce, je me concentrai sur ma mission très simple, écrire les mots sur la ligne appropriée de la fiche de laboratoire, et remplacer la première lamelle par la suivante.
        À quoi pensait-elle maintenant ? Qu’avait-elle ressenti, lorsque j’avais touché sa main ? La mienne avait dû lui sembler glaciale – repoussante. Voilà pourquoi elle était si silencieuse.
        Je jetai un coup d’œil à la lamelle.
        - Anaphase, me dis-je à moi même, écrivant sur la seconde ligne.
        - Puis-je ? demanda-t-elle.
        Je la regardai, surpris de voir qu’elle attendait, une main à moitié posée sur le microscope. Elle n’avait pas l’air effrayée. Pensait-elle vraiment que je m'étais trompé ?
        Je ne pus pas m'empêcher de sourire devant son visage plein d'espoir lorsque je poussai le microscope dans sa direction.
        Elle regarda dans l’oculaire avec une ferveur qui s’évanouit rapidement. Les commissures de sa bouche redescendirent.
        - La troisième lamelle ? demanda-t-elle, sans ôter son regard du microscope, mais en tendant sa main.
        Je lâchai la lamelle suivant dans sa paume, sans laisser ma peau la toucher cette fois-ci. Être assis à côté d’elle était comme se trouver à côté d’une lampe à infrarouges. Je pouvais me sentir me réchauffer légèrement grâce à sa température.
        Elle ne regarda pas la lamelle bien longtemps.
        - Interphase, dit elle nonchalamment – essayant peut-être un peu trop d’avoir l’air nonchalante – en poussant le microscope vers moi.
        Elle ne toucha pas le papier, mais attendit que j’écrive la bonne réponse – elle avait raison une nouvelle fois.
        Nous finîmes ainsi, parlant un mot à la fois, et ne rencontrant jamais le regard de l’autre. Nous étions les seuls à avoir fini – les autres élèves avaient du mal. Mike Newton semblait rencontrer quelques problèmes de concentration – il essayait de nous regarder, Bella et moi.
        J’aimerais qu’il retourne d’où il vient, pensa Mike qui me surveillait, sulfureux. Hmmm, intéressant. Je n’avais pas réalisé que le garçon nourrissait une telle malveillance à mon égard. C’était une nouveauté, due à la récente arrivée de la fille, semblait-il. Encore plus intéressant, pensai-je – à ma surprise – puisque ce sentiment était mutuel.
        Je regardai la fille une nouvelle fois, perplexe devant les dégâts et bouleversements que, malgré son ordinaire et paisible apparence, elle infligeait à ma vie.
        Ce n’était pas que je ne pouvais pas comprendre ce que Mike ruminait. En fait, elle était plutôt jolie... d’une manière peu ordinaire. Au-delà de la simple beauté, son visage était intéressant. Pas exactement symétrique – son menton étroit était décentré par rapport à ses joues, extrêmement colorées – les contrastes sombres et clairs de sa peau et de ses cheveux; et puis il y avait ses yeux, bourdonnants de secrets silencieux...
        Des yeux qui soudains transpercèrent les miens.
        Je la regardai moi aussi, essayant de découvrir l’un de ses secrets.
        - Tu as mis des lentilles ? demanda-t-elle soudainement.
        Quelle question étrange.
        - Non, dis-je en souriant presque à l'idée saugrenue d’améliorer ma vue.
        - Oh, marmonna-t-elle. Je pensais qu’il y avait quelque chose de différent dans tes yeux.
        Je me sentis soudainement encore plus froid, et réalisai que je n’étais apparemment pas le seul à essayer de découvrir des secrets aujourd’hui.
        Je haussai mes épaules raides, et je jetai un regard furieux vers l’endroit où le professeur faisait ses rondes.
        Bien sûr qu'il y avait quelque chose de différent dans mes yeux par rapport à la dernière fois qu’elle y avait plongé son regard. Pour me préparer à l’épreuve d’aujourd’hui, à cette tentation, j’avais passé le week-end entier à chasser, étanchant ma soif autant que possible, me forçant même un peu. Je m’étais saturé de sang animal, bien que cela ne fasse pas vraiment de différence comparé à ce parfum outrageux qui flottait dans l’air autour d’elle. Quand je l’avais regardée la dernière fois, mes yeux étaient noirs de soif. Maintenant, mon corps nageait dans le sang, mes yeux étaient d’un doré chaleureux. Légèrement ambrés dû à l’étanchement excessif de ma soif.
        Encore un faux pas. Si j’avais vu là où elle voulait en venir avec sa question, j’aurais pu lui répondre oui, tout simplement.
        Je m’étais assis à côté d’humains durant deux ans dans cette école, et elle était la première à m’examiner d’assez près pour noter ce changement dans la couleur de mes yeux. Les autres, quand ils admiraient la beauté de ma famille, avaient tendance à baisser les yeux rapidement quand nous leur rendions leurs regards. Ils se protégeaient, bloquant les détails de notre apparence, tentant inconsciemment de ne pas comprendre. L’ignorance faisait le bonheur de l'esprit humain.
        Pourquoi était-ce cette fille qui voyait tant de choses ?
        M. Banner s’approcha de notre table. J’inhalai avec gratitude le jaillissement d’air frais qu’il amena avec lui avec qu’il ne se mélange au parfum de la fille.
        - Alors Edward, dit-il, en regardant nos réponses, tu n’as pas jugé bon de laisser une petite chance à Isabella avec le microscope ?
        - Bella,
    le corrigeai-je instinctivement. Et en fait, elle en a identifié trois sur cinq.
        Les pensées de Mr. Banner étaient sceptiques et il se tourna pour regarder la fille.
        - As-tu étudié ce chapitre auparavant ?
        Je la regardai, absorbé, tandis qu’elle souriait, l’air légèrement embrassée.
        - Pas avec des racines d’oignon.
        - De la blastula de féra ?
    sonda M. Banner.
        - Oui.
        Cela le surprit. L'expérience d’aujourd’hui était tirée d’un cours un peu plus avancé. Il secoua la tête, pensif devant la fille.
        - Tu étais dans un cours avancé à Phoenix ?
        - Oui.

        Elle était donc avancée, intelligente pour une humaine. Cela ne me surprit pas.
        - Bien, dit M. Banner, plissant les lèvres. J’imagine que c’est une bonne chose que vous soyez partenaires tous les deux.
        Il se retourna et partit en marmonnant.
        - Comme ça les autres élèves auront une chance d’apprendre quelque chose par eux-mêmes, grommela-t-il.
        Je doutais que la fille ait pu entendre ça. Elle recommença à dessiner ces petits cercles sur sa pochette.
        Deux faux pas jusque-là, en seulement une demi-heure. Une piètre performance de ma part. Bien que je ne sache pas du tout ce que la fille pensait de moi – combien elle me craignait, combien elle me suspectait ? – je savais que j’aurais besoin de produire plus d’efforts pour la laisser avec une nouvelle impression de moi. Quelque chose qui noierait ses souvenirs de notre dernière rencontre, quelque peu féroces.
        - C’est dommage pour la neige, n’est-ce pas ? dis-je, répétant une conversation que j’avais entendue auprès de dizaines d’étudiants.
        Un sujet de conversation standard et ennuyeux. La météo – toujours garanti.
        Elle me fixa en proie à un doute évident – une réaction anormale à mes mots très banals.
        - Pas vraiment, dit-elle, me surprenant une nouvelle fois.
        J’essayai d’emmener cette conversation sur un chemin plus sécurisé. Elle venait d’un endroit plus clair, plus chaud – sa peau semblait refléter cela malgré sa blancheur – et le froid devait la déranger. En tout cas, mon contact froid l’avait fait.
        - Tu n’aimes pas le froid, pronostiquai-je
        - Ni l’humidité, acquiesça-t-elle.
        - Cela doit être dur pour toi de vivre à Forks.
        Peut-être n’aurais-tu pas dû venir ici, voulus-je ajouter. Peut-être devrais-tu retourner de là d'où tu viens.
        Je n’étais pas sûr de le vouloir, cependant. Je me souviendrais toujours de l’odeur de son sang – y avait-il une quelconque garantie que je ne la suive pas ? De plus, si elle partait, son esprit resterait un mystère à jamais. Un puzzle incomplet pour toujours.
        - Tu n’imagines même pas, dit-elle, d’une voix basse, regardant au loin pendant un moment.
        Ses réponses n’étaient jamais celles que j’attendais. Elles me donnaient envie de lui poser d’autres questions.
        - Alors pourquoi es-tu venue ? demandai-je, réalisant instantanément que mon ton était trop accusateur.
        La question semblait mal élevée, je mettais un peu trop mon nez dans ses affaires.
        - C’est… compliqué.
        Elle cligna de ses grands yeux, s’en tenant là, et je manquai d’imploser de curiosité – la curiosité brûlait aussi fort que la soif dans ma gorge. En fait, je trouvais qu’il m’était légèrement plus facile de respirer; la souffrance semblait plus supportable avec le temps.
        - Je pense que j’arriverai à suivre, insistai-je.
        Peut-être la simple courtoisie la pousserait-elle à continuer à me répondre tant que je serais assez malpoli pour continuer à lui poser des questions.
        Elle baissa le regard vers ses mains, silencieuse. Cela me rendit impatient ; je voulais mettre ma main sous son menton et relever sa tête pour pouvoir voir ses yeux. Mais il serait stupide – dangereux – de toucher sa peau une nouvelle fois.
        Elle leva soudainement les yeux. C’était un soulagement d’être de nouveau capable de lire ses émotions en eux. Elle parla d’une traite, bousculant ses mots.
        - Ma mère s’est remariée.
        Ah, c’était assez humain, facile à comprendre. La tristesse passa dans ses yeux clairs, et ramena la petite ride sur son front.
        - Ça n’a pas l’air bien compliqué, dis-je.
        Ma voix était douce, sans que j’aie à me forcer. Sa tristesse me rendait bizarrement impuissant, et j'espérais qu’il y ait quelque chose que je puisse faire pour qu’elle se sente mieux. Une étrange impulsion.
        - Quand est-ce arrivé ?
        - En septembre.

        Elle expira lourdement – pas vraiment un soupir. Je retins ma respiration tandis que son souffle chaud caressait mon visage.
        - Et tu n’aimes pas le type ? devinai-je, pêchant de nouvelles informations.
        - Non, Phil est sympa, dit elle, corrigeant ma supposition.
        Il y avait un léger sourire au coin de ses lèvres.
        - Trop jeune peut-être, mais assez gentil.
        Cela ne collait pas au scénario que j’avais construit dans ma tête.
        - Pourquoi n’es-tu pas restée avec eux ? demandai-je, ma voix un peu trop curieuse.
        Cela me donnait l’air d’un fouineur. Ce que j’étais, il fallait l’admettre.    
        - Phil voyage beaucoup. Il est joueur de base-ball.
        Le petit sourire s’affirma ; ce choix de carrière l’amusait.
        Je souris moi aussi, sans le choisir. Je n’essayais pas de la mettre à l’aise. Son sourire m’avait seulement donné envie de lui sourire aussi – pour être dans le secret.
        - Est-ce qu’il est connu ?
        Je faisais défiler la liste des joueurs professionnels de base-ball dans ma tête, me demandant quel Phil était le sien...
        - Non. Il ne joue pas très bien. (Nouveau sourire.) Seulement en seconde ligue. Il change souvent de club.
        La liste dans ma tête changea instantanément, et je définis une liste de possibilités en moins d’une seconde. En même temps, j’imaginais le nouveau scénario.
        - Et ta mère t’a envoyée ici pour pouvoir voyager avec lui, dis-je.
        Faire des suppositions semblait la faire plus parler que de lui poser des questions. Cela marcha encore. Son menton s'avança et elle prit un air entêté.
        - Non, elle ne m’a pas envoyée ici, dit-elle, et sa voix prit un ton dur.
        Mes suppositions l’avaient dérangée, mais je ne voyais pas bien pourquoi.
        - Je suis venue.
        Je ne pouvais pas deviner ce que cela voulait dire, ni la source de ce dépit. J’étais complètement perdu. Donc, j’abandonnai. Cette fille n’avait simplement pas de sens. Elle n’était pas comme les autres humains. Peut-être que le silence de ses pensées et son parfum n’étaient pas les seules choses inhabituelles chez elle.
        - Je ne comprends pas, admis-je, détestant l’admettre.
        Elle soupira, et plongea son regard dans mes yeux plus longtemps que ce que les humains normaux étaient capables de faire.
        - Elle est restée avec moi au début, mais il lui manquait, expliqua-t-elle doucement, son ton devenant plus désespéré à chaque mot. Ça la rendait malheureuse... donc, j’ai décidé qu’il était temps que je passe un peu de temps avec Charlie.
        La petite ride entre ses yeux se renforça.
        - Mais maintenant c’est toi qui es malheureuse, murmurai-je.
        Je ne semblais pas pouvoir m’arrêter d'émettre des hypothèses à haute voix, espérant apprendre de ses réactions. Celle-ci, par contre, ne semblait pas beaucoup m’aider.
        - Et ? dit-elle, comme si cela n’était pas un aspect à prendre en compte.
        Je continuai à plonger dans son regard, sentant que j’arrivais aux portes de son âme. Je vis dans ce seul mot où elle se plaçait elle-même dans l’ordre de ses priorités. Contrairement à la plupart des humains, ses propres besoins étaient bas dans la liste.
        En voyant cela, le mystère de la personne caché derrière cet esprit silencieux commença à s’estomper.
        - Cela ne me semble pas très juste, dis-je.
        Je haussai les épaules, essayant de paraître décontracté, essayant de dissimuler l’intensité de ma curiosité.
        Elle rit, mais il n’y avait aucun amusement dans ce son.
        - On ne te l’a donc jamais dit ? La vie est injuste.
        Je voulus rire à ces mots, mais, moi aussi, je ne sentais pas d’amusement. Je connaissais un peu les injustices de la vie.
        - Je crois bien que j’ai déjà entendu ça quelque part.
        Elle me regarda de nouveau, semblant perplexe une nouvelle fois. Ses yeux vacillèrent, et revinrent sur moi.
        - Voilà, c’est tout, me dit elle.
        Mais je n’étais pas prêt à finir cette conversation. Le petit V entre ses yeux, vestige de son chagrin, m’ennuyait. Je voulais le faire disparaître du bout des doigts. Mais, bien sûr, je ne pouvais pas la toucher. C’était trop risqué de bien des façons.
        - Tu fais bonne figure.
        Je parlai lentement, considérant toujours mes prochaines hypothèses.
        - Mais je suis prêt à parier que tu souffres plus que tu ne le laisses voir.
        Elle fit une grimace, ses yeux se plissèrent et sa bouche se transforma en une moue de travers, et elle regarda vers le fond de la classe. Elle n’aimait pas que j'aie visé juste. Elle n'était le martyre type – elle ne voulait pas de public pour voir sa douleur.
        - Est-ce que je me trompe ?
        Elle tressaillit légèrement, mais prétendit ne pas m’avoir entendu. Cela me fit sourire.
        - C’est ce que je pensais.
        - En quoi est-ce que ça te concerne ?
    demanda-t-elle, le regard toujours ailleurs.
        - C’est une très bonne question, admis-je, plus à moi-même que pour lui répondre.
        Son discernement était meilleur que le mien – elle avait vu juste directement dans le cœur du sujet, pendant que je piétinais au bord, tâtonnant à l’aveuglette. Les détails de sa vie si humaine n'auraient pas dû m’importer. Il était mauvais que je m’intéresse à ce qu’elle pensait. Passé la nécessité de protéger ma famille, les pensées humaines étaient insignifiantes.
        Je n’étais pas habitué à être le moins intuitif d’une conversation. Je m’appuyais trop sur ma seconde écoute – je n’étais apparemment pas aussi perspicace que j’aimais le croire.
        La fille soupira et lança des regards noirs vers le fond de la classe. Quelque chose dans son expression furieuse était comique. Toute cette situation, toute cette conversation était comique. Personne n’avait été plus en danger venant de moi, que cette petite fille – à n’importe quel moment je pouvais, distrait par mon absorption ridicule dans la conversation, inhaler par le nez l’attaquer avant de pouvoir m'arrêter – et elle était irritée parce que je ne voulais pas répondre à sa question.
        - Est-ce que je t’agace ? demandai-je, souriant devant toute cette absurdité.
        Elle me jeta un coup d’œil rapide, puis ses yeux semblèrent piégés par mon regard.
        - Pas exactement, me dit-elle. Je m’agace moi-même en fait. Mon visage est tellement lisible – ma mère m'appelle tout le temps son livre ouvert.
        Elle fronça les sourcils, renfrognée.
        Je la fixai, émerveillé. La raison pour laquelle elle était énervée était parce qu’elle pensait que je lisais en elle trop facilement. Tellement bizarre. Je n’avais jamais déployé autant d’efforts pour comprendre quelque chose de toute ma vie – ou plutôt mon existence, puisque que vie n’était pas exactement le mot juste. Je n’avais pas vraiment de vie.
        - Au contraire, réfutai-je, me sentant étrangement... méfiant, comme s'il y avait un danger caché là, et que je ne le voyais pas.
        J’étais soudainement énervé, ce pressentiment me rendait anxieux.
        - Je te trouve très difficile à lire.
        - Tu dois être un bon lecteur,
    alors, devina-t-elle, faisant sa propre supposition qui était une fois de plus, en plein dans le mille.
        - D’habitude, acquiesçai-je.
        Je souris largement, laissant mes lèvres s'étirer pour exposer une rangée de dents étincelantes, aiguisées comme des lames de rasoir.
        C’était une chose stupide à faire, mais j’avais abruptement, désespérément envie d'envoyer à cette fille un avertissement. Son corps était plus près de moi qu'auparavant, elle s’était tournée inconsciemment durant la conversation. Tous les petits signes qui suffisaient à effrayer le reste de l'humanité ne semblaient par marcher sur elle. Pourquoi n’avait-elle pas reculé de terreur devant moi ? Elle avait sûrement vu assez de mon côté sombre pour réaliser que j’étais dangereux, intuitive comme elle semblait l’être.
        Je n’eus pas le loisir de voir si ma mise en garde avait eu l’effet escompté. M. Banner interpella la classe juste à ce moment-là, et elle détourna son visage une fois de plus. Elle semblait légèrement soulagée par cette interruption, donc sûrement avait-elle compris, inconsciemment.
        Je l'espérais.
        Je reconnus cette fascination qui grandissait en moi, même en essayant de la déraciner. Je ne pouvais pas me permettre de trouver Bella Swan intéressante. Ou plutôt, elle ne pouvait pas se le permettre. Mais déjà, j’avais hâte d’avoir une autre chance de lui parler. Je voulais savoir plus de choses sur sa mère, sa vie avant de venir ici, sa relation avec son père. Tous ces petits détails insignifiants qui étofferaient un peu plus son caractère. Mais chaque seconde que je passais avec elle était une erreur, un risque qu’elle ne devait pas avoir à prendre.
        D’un air distrait, elle agita ses cheveux épais, juste au moment où je m’autorisais à prendre une autre bouffée d’air. Une vague particulièrement concentrée de son parfum frappa le fond de ma gorge.
        Ce fut comme au premier jour – comme une boule de feu. La douleur de cette brûlure sèche me tourna la tête. Je dus agripper la table une nouvelle fois pour rester sur mon siège. Cette fois, j’avais légèrement plus de contrôle. Je n’avais rien cassé, au moins. Le monstre grogna à l'intérieur, mais ne prit aucun plaisir à cette douleur. Il était trop bien attaché. Pour le moment.
        J’arrêtai complètement de respirer, et me penchai aussi loin de la fille que possible.
        Non, je ne pouvais pas me permettre de la trouver fascinante. Plus je la trouvais intéressante, plus j’avais de chances de la tuer. J’avais déjà fait deux petits faux-pas aujourd’hui. En ferais-je un troisième, un qui ne serait pas petit ?
        Dès que la sonnerie retentit, je volai à travers la classe – détruisant probablement la quelconque impression de politesse que j’avais à moitié construite durant cette heure. De nouveau, je haletai face à l’air frais et humide du dehors comme s’il s’agissait d’une cure. Je me dépêchai de mettre autant de distance que possible entre la fille et moi.
        Emmett m’attendait à l'extérieur de la salle d'espagnol. Il déchiffra mon expression agitée pendant un moment.
        Comme ça s’est passé ? demanda-t-il prudemment.
        - Personne n’est mort, marmonnai-je.
        J’imagine que c’est un bon début. Quand j’ai vu Alice séchant les cours, devant ta salle, j’ai pensé...
        Alors que nous entrions en classe, je vis ses souvenirs de quelques minutes auparavant, vues à travers la porte ouverte de sa dernière classe. Alice marchant d'un pas brusque, livide, non loin du bâtiment de sciences. Je sentis son souvenir d’une envie urgente de se lever pour la rejoindre, et sa décision de rester. Si Alice avait eu besoin d’aide, elle l’aurait demandé...
        Je fermais les yeux d’horreur, et de dégoût en m’affalant sur mon siège.
        - Je ne m’étais pas rendu compte que c’était passé si près. Je ne pensais pas que j’allais... Je n’ai pas vu que c’était si grave, murmurai-je.
        Ça ne l’était pas, me rassura-t-il. Personne n’est mort, n’est ce pas?
        - Non, dis-je à travers mes dents. Pas cette fois.
        Peut-être que ça deviendra de plus en plus facile.
        - Bien sûr.
        Ou peut-être que tu la tueras
    . Il haussa les épaules. Tu ne serais pas le premier à te planter. Personne ne te jugerait trop durement. Parfois une personne sent juste trop bon. Je suis impressionné que tu aies tenu aussi longtemps.
        - Ça ne m’aide pas, Emmett.
        J’étais révolté par son acceptation de l’idée que je tuerais la fille, que c’était en quelque sorte inévitable. Était-ce sa faute si elle sentait si bon ?
        Je me souviens quand ça m’est arrivé... Il évoquait ses souvenirs, m’emmenant avec lui, un demi-siècle en arrière, sur un petit chemin, au crépuscule, où une femme d’âge mûr retirait son linge sec d’un fil tendu entre deux pommiers. Le parfum des pommes imbibait fortement l’air – le récolte était terminée et les fruits rejetés étaient éparpillés sur le sol, leurs peaux meurtries laissaient échapper leur parfum sous les nuages lourds. Le parfum d’un champ de foin fraîchement fauché était là en fond, en harmonie. Au-dessus, le ciel était violet, orangé un peu plus à l’est des arbres. Il aurait continué sur le chemin de terre serpentant et il n'aurait eu aucune raison de se souvenir de ce soir en particulier, si ce n’est qu’une soudaine brise nocturne souffla, secouant les draps blancs comme des voiles, avivant le parfum de la femme en direction d’Emmett.
        - Ah, grognai-je doucement.
        Comme si le souvenir de ma propre soif ne me suffisait pas.
        Je sais. Ça n’a pas duré une demi-seconde. Je n’ai même pas pensé à résister.
        Son souvenir devint bien trop explicite pour que je le supporte.
        Je sautai sur mes pieds, les mâchoires assez verrouillées pour couper de l’acier.
        - Esta bien, Edward ? demanda la señora Goff, surprise par mon mouvement brusque.
        Je pouvais voir mon visage dans son esprit, et je sus que j’étais loin d’avoir l’air bien.
        - Me perdona, murmurai-je, en fonçant à travers la porte.
        - Emmett, por favor, puedas tu ayuda a tu hermano ? demanda-t-elle, faisant un geste vers moi, tandis que je sortais de la pièce, sans pouvoir intervenir.
        - Sûr, l’entendis-je dire.
        Puis il fut juste derrière moi. Il me suivit de l’autre côté du bâtiment, où il me rattrapa, et posa sa main sur mon épaule. Je repoussai sa main avec une force non nécessaire. Cela aurait brisé les os d’une main humaine, et du bras qui s’y rattachaient.
        - Désolé, Edward.
        - Je sais.

        Je pris quelques bouffées d’air, essayant d’éclaircir ma tête et mes poumons.
        - C’est à ce point ? demanda-t-il, essayant de ne pas penser au parfum et au goût de son souvenir en me le demandant, et sans vraiment y réussir.
        - Pire Emmett, pire.
        Il fut silencieux pendant un moment.
        Peut-être...
        - Non, ce ne serait pas mieux si j’en finissais. Retourne en classe, Emmett. Je veux être seul.

        Il se retourna sans ajouter un seul mot ou une seule pensée, et s’en alla rapidement. Il dirait à la prof d’espagnol que j’étais malade, ou que je séchais, ou que j’étais un vampire dangereusement hors de contrôle. Son excuse importait-elle vraiment ? Peut-être ne reviendrais-je pas. Peut-être aurais-je à partir.
        Je retournai de nouveau à ma voiture, pour attendre la fin des classes. Pour me cacher. De nouveau.
        J’aurais dû utiliser ce temps pour prendre une décision, ou essayer de soutenir mes résolutions, mais, comme un drogué, je me retrouvai à chercher à travers les balbutiements de pensées émanant des bâtiments. Les voix familières sortaient du lot, mais je n’étais pas intéressé par les visions d’Alice ou les réflexions de Rosalie à ce moment-là. Je trouvais facilement Jessica, mais la fille n’était pas avec elle, alors je continuai de chercher. Les pensées de Mike Newton captèrent mon attention, et je la localisai finalement, en cours de gym avec lui. Il était mécontent, parce que je lui avais parlé aujourd’hui en cours de biologie. Il ressassait sa réponse lorsqu’il avait amené le sujet...
        Je ne l’avais jamais vraiment vu parler à quelqu’un plus que quelques mots ça ou là. Bien sûr, il a décidé de trouver Bella intéressante. Je n’aime pas la façon dont il la regarde. Mais elle ne semble pas vraiment enthousiaste à son sujet. Qu’est ce qu’elle a dit ? "Je me demande ce qui lui a pris lundi dernier". Quelque chose comme ça. Ça n’avait pas l’air de la toucher. Ça n’a pas pu être une vraie conversation...
        Il balaya son pessimisme en continuant de la sorte, réjoui à l’idée que Bella n’avait pas été très intéressée par notre échange. Cela m’ennuya plus qu’il n’aurait été acceptable, alors j'arrêtai de l’écouter.
        Je mis un CD de musique violente dans la stéréo, puis j’augmentai le volume jusqu’à noyer les autres voix. Je devais me concentrer très fort sur la musique pour m'empêcher de dériver de nouveau vers les pensées de Mike, à espionner la fille qui ne se doutait de rien.
        Je trichai quelques fois, vers la fin de l’heure. Sans espionner, essayai-je de me convaincre. Je me préparais simplement. Je voulais savoir exactement quand elle quitterait le gymnase, quand elle serait sur le parking. Je ne voulais pas qu’elle me prenne par surprise.
        Tandis que les étudiants commençaient à sortir en file du gymnase, je sortis de la voiture, pas certain de ce que j’étais en train de faire. La pluie était fine – je l’ignorai tandis qu’elle imprégnait doucement mes cheveux.
        Voulais-je qu’elle me voie ? Espérais-je qu’elle viendrait me parler ? Qu'étais-je en train de faire ?
        Je ne bougeai pas, même si j’essayais de me convaincre de retourner dans la voiture, ne sachant pas quel comportement était le plus répréhensible. Je gardais mes bras croisés sur la poitrine, et respirais peu profondément en la regardant marcher doucement vers moi, les coins de sa bouche abaissés. Elle ne me regarda pas. Quelques fois, elle jeta des coups d’œil aux nuages, faisant une grimace, comme s’ils l'offensaient.
        Je fus déçu lorsqu’elle atteignit sa voiture avant de passer devant moi. M’aurait-elle parlé ? Lui aurais-je parlé ?
        Elle entra dans une camionnette Chevrolet rouge délavée, un engin rouillé plus vieux que son père. Je la regardai démarrer le camion – le vieux moteur rugit plus fort que n’importe quel véhicule dans le parking – puis elle tendit les mains en direction de son chauffage. Le froid lui était inconfortable – elle ne l’aimait pas. Elle peigna ses cheveux épais avec ses doigts, tenant ses boucles devant le souffle d’air chaud, comme si elle essayait de les sécher. J’imaginai l’odeur qui devait se répandre dans la cabine du camion, puis rapidement, je chassai cette pensée.
        Elle jeta un coup d’œil aux alentours en se préparant à reculer, et finalement regarda dans ma direction. Elle me fixa elle aussi pendant une demi-seconde, et tout ce que je pus lire dans ses yeux était de la surprise avant qu’elle ne détache ses yeux, et fasse reculer brutalement le camion. Il grinça de nouveau pour s'arrêter, l’arrière de la fourgonnette manquant de peu d’entrer en collision avec la petite voiture d’Erin Teague.
        Elle jeta un regard dans son rétroviseur, sa bouche grande ouverte d’humiliation. Lorsque la seconde voiture passa devant elle, elle vérifia tous ses angles morts deux fois et centimètre par centimètre, s’extirpa du parking si précautionneusement que cela me fit sourire. C’était comme si elle pensait qu’elle était dangereuse dans cette camionnette délabré.
        La pensée de Bella Swan puisse être un danger pour qui que ce soit, peu importe comment elle conduisait, me fit rire tandis que la fille me passait devant, regardant droit devant elle.


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