• Chapitre 4. Visions

           Je retournai en cours. C'était la bonne chose à faire, qui me permettrait de passer inaperçu.
         À la fin de la journée, la plupart des autres élèves étaient revenus, eux aussi. Les seuls absents restaient Tyler et Bella – et quelques autres qui avaient probablement profité de l'accident pour sécher les cours.
     â€¨     Il n'aurait pas dû être si dur de faire ce qui était le mieux. Mais, tout l'après-midi, je serrai les dents contre l'envie qui me hantait de sécher les cours, moi aussi – pour aller retrouver la fille.
         Comme un traqueur obsessionnel. Un vampire rôdeur et obsédé.
         Les cours aujourd'hui étaient – ce qui me semblait impossible – encore plus ennuyeux que la semaine précédente. Comme si j'étais dans le coma. Comme si les briques, les arbres, le ciel, les visages autour de moi, avaient perdu leurs couleurs... Je fixai les lézardes au mur.
         Il y avait une autre chose que j'aurais dû faire… et que je n'avais pas faite. Bien sûr, c'était aussi une mauvaise chose. Tout dépendait de la perspective selon laquelle on la voyait.
     â€¨     Selon le point de vue d'un Cullen – pas seulement d'un vampire, mais d'un Cullen, quelqu'un qui appartenait à une famille, ce qui était tellement rare dans notre monde – la bonne chose à faire aurait été dans ces lignes-là :
         - Je suis surpris de te voir en classe, Edward. J'ai entendu dire que tu étais impliqué dans l'horrible accident de voiture de ce matin.
         - C'est le cas, M. Banner, mais j'ai été chanceux.
    (Un sourire amical). Je n'ai pas du tout été blessé… J'aurai aimé pouvoir en dire autant de Tyler et Bella.
         - Comment vont-ils ?
         - Je pense que Tyler va bien... Quelques égratignures superficielles dues au verre du pare-brise. Par contre, je ne suis pas sûr pour Bella.
    (Un froncement de sourcils soucieux.) Il se peut qu'elle ait subi une commotion cérébrale. J'ai entendu qu'elle était assez incohérente pendant un moment – elle avait même des visions. Je sais que les docteurs étaient inquiets…
     â€¨     C'est comme ça que cela aurait dû se passer. Je le devais à ma famille.
         - Je suis surpris de te voir en classe, Edward. J'ai entendu dire que tu étais impliqué dans l'horrible accident de voiture de ce matin.

         - Je n'ai pas été blessé.

         Pas de sourire. M. Banner changea de pied d'appui, mal à l'aise.
         - As-tu une quelconque idée de l'état de Tyler et Bella? J'ai entendu qu'ils avaient eu des blessures...
     â€¨     Je haussai des épaules.
         - Je n'en sais rien.
         M. Banner s'éclaircit la gorge.
         - Euh, bien... dit-il, mon regard froid le forçant à abandonner son interrogatoire.
         Il se dirigea rapidement vers le devant de la classe et commença son cours.
         Ce n'était pas la bonne chose à faire. Sauf si on le voyait d'un point de vue plus obscur.
         Cela semblait juste si… peu galant de calomnier la fille dans son dos, surtout compte tenu du fait qu'elle se prouvait plus digne de confiance que je ne l'aurais cru. Elle n'avait pas dit un mot pour me trahir, bien qu'elle eût de bonnes raisons de le faire. Comment pourrais-je la trahir alors qu'elle n'avait rien fait d'autre à faire que de garder mon secret ?
         J'eus une conversation pratiquement identique avec Mme Goff – en espagnol plutôt qu'en anglais cette fois – et Emmett me lança un long regard.
         J'espère que tu as une bonne explication pour ce qui s'est passé aujourd'hui. Rose t'en veut à mort.
         Je levai les yeux au ciel sans le regarder.
         En fait, j'avais trouvé une explication tout à fait valable. Supposons que je n'aie pas empêché la camionnette d'écraser la fille… J'eus un mouvement de recul à cette pensée. Mais si elle avait été percutée, si, gravement blessée, elle s'était mise à saigner, si son fluide rouge avait coulé, gâché, sur le sol, si l'odeur de son sang frais avait flotté dans l'air…
         Je frémis à nouveau, mais pas seulement d'horreur. Une part en moi frémissait de désir. Non, je n'aurai pas été capable de la regarder saigner sans nous exposer d'une façon bien plus flagrante et choquante.
     â€¨     C'était une excuse tout à fait plausible... mais je ne l'utiliserais pas. C'était trop honteux.
         Et je n'y avais pensé que longtemps après les faits, de toute façon.
         Méfie-toi de Jasper, continua Emmett, inconscient de ma rêverie. Il n'est pas autant en colère... mais il est plus décidé.
         Je vis ce qu'il voulait dire, et pendant un moment la salle sembla tourner autour de moi. Ma rage consumait tout au point qu'un voile rouge recouvrit ma vue. J'eus l'impression d'étouffer.
     â€¨     Bon sang, Edward ! Ressaisis-toi ! me cria Emmett dans sa tête. Sa main appuya sur mon épaule, me retenant à ma place avant que je puisse sauter sur mes pieds. Il utilisait rarement la totalité de sa force – il n'en avait que rarement besoin, étant donné qu'il était tellement plus fort qu'aucun vampire que nous ayons jamais rencontré – mais il l'utilisa en ce moment même. Il retenait mon bras, plutôt que de le tirer vers le bas. S'il avait tiré, la chaise sous moi se serait effondrée.
         Doucement ! ordonna-t-il.
         J'essayai de me calmer, mais c'était difficile. La rage bouillonnait dans ma tête.
         Jasper ne fera rien tant que nous n'aurons pas parlé. Je pensais juste que tu devais connaître la direction de ses pensées.
         Je me concentrai sur le fait de me calmer, et la main d'Emmett se relâcha.
         Essaie de ne pas te donner encore plus en spectacle. Tu as déjà assez d'ennuis comme ça.
         Je respirai profondément et Emmett me relâcha complètement.
         Je fis rapidement le tour de la salle des yeux, mais notre confrontation avait été si brève et silencieuse que seules quelques personnes assises derrière Emmett l'avaient remarquée. Aucune d'entre elles ne sut qu'en penser, et elles laissèrent tomber. Les Cullen étaient bizarres – ce n'était pas nouveau.
     â€¨    Mince, tu es dans un état... ajouta Emmett, la sympathie teintant ses mots.
         - Mords-moi, murmurai-je doucement, et je l'entendis rire tout bas.

         Emmett n'était pas rancunier, et j'aurais probablement dû être plus reconnaissant pour sa nature insouciante. Mais je vis qu'il comprenait la réaction de Jasper, qu'il réfléchissait si ce n'était pas la meilleure possibilité.
     â€¨     Je bouillais de rage, ne la contrôlant plus vraiment. Oui, Emmett était plus fort que moi, mais il ne m’avait jamais battu à la lutte. Il clamait que c'était parce que je trichais, mais lire dans les pensées faisait tout autant partie de moi que sa force immense faisait partie de lui. Nous étions à égalité dans un combat.
         Un combat ? Était-ce ce vers quoi nous allions ? Allais-je devoir me battre contre ma famille pour une humaine que je connaissais à peine ?
     â€¨     Je pensai à cela pendant un moment, pensai à la sensation provoquée par le fait de la tenir, fragile, dans mes bras, en juxtaposition avec Jasper, Rose et Emmett – extraordinairement forts et rapides, des machines à tuer…
     â€¨   Oui, je me battrai pour elle. Contre ma famille. Je frémis.
         Mais ce n'était pas loyal, de la laisser sans défense alors que c'était moi qui l'avais mise en danger.
         Je ne pouvais pas gagner seul, cependant, pas contre eux trois, et je me demandai qui seraient mes alliés.

         Carlisle, certainement. Il ne se battrait contre personne, mais il serait complètement opposé aux desseins de Rose et Jasper. Cela suffirait peut-être. Je verrais…
     â€¨     Esmé, j'en doutais. Elle ne se mettrait pas contre moi non plus, et elle détesterait ne pas être d'accord avec Carlisle, mais elle ferait tout pour garder sa famille intacte. Sa priorité ne serait pas la droiture, mais moi. Si Carlisle était l'âme de notre famille, Esmé en était le cœur. Il nous donnait un leader qui valait la peine d'être suivi ; elle nous le faisait suivre par amour. Nous nous aimions tous les uns les autres – même en étant furieux contre Jasper et Rose, même en prévoyant de les combattre pour sauver la fille, je savais que je les aimais.
     â€¨     Alice… Je n'en avais aucune idée. Cela dépendrait probablement de ce qu'elle verrait venir. J'imaginais qu'elle se mettrait du côté des gagnants.
     â€¨     Donc, je ne devais compter que sur moi-même. Je n'étais pas assez fort pour gagner contre eux tout seul, mais je ne les laisserais pas faire de mal à la fille à cause de moi. Cela pouvait vouloir dire fuir…
     â€¨     Ma rage s'atténua un peu avec le soudain humour noir. J'imaginais comment la fille réagirait si je la kidnappais. Bien sûr, je me trompais à chaque fois que je m'imaginais ses réactions, mais que pourrait-elle ressentir, sinon la terreur ?
         Mais je n'étais pas sûr de la façon de procéder – pour la kidnapper. Je ne pourrais pas supporter d'être près d'elle pendant très longtemps. Peut-être que je ne ferais que la rapporter à sa mère. Même cela serait terriblement dangereux. Pour elle.
     â€¨     Et aussi pour moi, réalisai-je soudainement. Si je la tuais par accident… Je n'étais pas exactement certain de la douleur que cela me causerait, mais cette douleur présenterait de multiples facettes et serait intense.
         Le temps passa vite pendant que je ruminais les complications qui m'attendaient : la dispute qui m'attendait à la maison, le conflit avec ma famille, les extrémités auxquelles je serais peut-être forcé de recourir…
     â€¨     En tout cas, je ne pouvais plus prétendre que la vie en dehors de cette école était monotone. La fille avait changé au moins ça.
     â€¨     Emmett et moi marchâmes silencieusement vers la voiture quand la sonnerie retentit. Il s'inquiétait pour moi, et s'inquiétait pour Rosalie. Il savait de quel côté il serait obligé de se ranger en cas de dispute, et cela l'embêtait.
     â€¨     Les autres nous attendaient dans la voiture, en silence. Nous étions un groupe très silencieux. Il n'y avait que moi qui pouvais entendre les cris.
         Idiot ! Débile ! Crétin ! Abruti ! Imbécile irresponsable et égoïste ! Rosalie maintenait un flot constant d'insultes au volume le plus élevé de sa voix mentale. Cela rendait la lecture des autres pensées difficile, mais je l'ignorai comme je pus.
         Emmett avait raison à propos de Jasper. Il était certain de ce qu'il allait faire.
         Alice était troublée, inquiète pour Jasper, feuilletant des images du futur. Quelle que soit la façon dont Jasper prévoyait d'atteindre la fille, Alice me voyait toujours, le bloquant. Intéressant…. ni Rosalie ni Emmett n'étaient avec lui dans ces visions. Jasper avait donc prévu de travailler seul. Cela égaliserait les chances.
         Jasper était sans aucun doute le meilleur combattant d'entre nous, le plus expérimenté. Mon seul avantage résiderait dans ma capacité à lire dans ses pensées les mouvements qu'il prévoyait de faire avant qu'il ne les fasse.
     â€¨     Je n'avais jamais combattu Emmett et Jasper sinon en plaisantant, juste pour chahuter. Je me sentais mal rien que de penser à faire vraiment du mal à Jasper…
          Non, pas ça. Juste le bloquer. C'était tout.
          Je me concentrai sur Alice, mémorisant les différentes possibilités d'attaque que Jasper envisageait.
     â€¨    Pendant que je faisais cela, ses visions changeaient, s'éloignant de plus en plus de la maison des Swan. Je l'arrêtais toujours plus tôt…
     â€¨     Arrête ça, Edward ! Ça ne peut pas se passer comme ça. Je ne le permettrai pas.
     â€¨     Je ne lui répondis pas, et continuai juste de regarder.
         Elle commença à chercher plus loin, dans le domaine brumeux et peu sûr des possibilités plus distantes. Tout était vague et dans l'ombre.
         Pendant tout le trajet vers la maison, un silence tendu régna. Je me garai dans le grand garage à l'écart de la maison ; la Mercedes de Carlisle était là, à côté de la grosse Jeep d'Emmett, la M3 de Rose et ma Vanquish. J'étais content que Carlisle soit déjà à la maison, ce silence finirait par exploser et je préférais qu'il soit présent au moment où cela se produirait.
     â€¨     Nous nous dirigeâmes directement vers la salle à manger.
         La salle n'était, bien sûr, jamais utilisée dans son but premier. Mais elle contenait une grande table ovale en acajou entourée de chaises – nous étions scrupuleux en ce qui concernait les accessoires qui participaient à notre façade. Carlisle aimait à l'utiliser comme salle de conférence. Dans un groupe comprenant tant de personnalités fortes et disparates, il était parfois nécessaire de discuter les choses calmement en s'asseyant.
         J'eus le sentiment que le fait de s'asseoir n'aiderait pas vraiment aujourd'hui.
Carlisle était assis à sa place habituelle, du côté est de la salle. Esmé était à côté de lui, ils se tenaient la main par-dessus la table.

         Les yeux d'Esmé me sondaient, leur profondeur dorée pleine d'inquiétude.

         Reste. C'était son unique pensée.
         J'aurai souhaité pouvoir sourire à la femme qui était véritablement une mère pour moi, mais je n'avais pas les moyens de la rassurer à ce moment précis.
         Je m'assis de l'autre côté de Carlisle. Esmée tendit sa main libre autour de lui pour la poser sur mon épaule. Elle n'avait aucune idée de ce qui allait débuter maintenant ; ses seules pensées étaient de l'inquiétude pour moi.

         Carlisle avait mieux compris ce qui se tramait. Ses lèvres étaient pincées et son front plissé. L'expression faisait trop vieux pour son visage si jeune.

         Comme chacun s'asseyait, je pus voir les groupes se former.
         Rosalie s'assit directement en face de Carlisle, à l'autre bout de la longue table. Elle me lançait des regards furieux, ne me lâchant pas des yeux.
         Emmett s'assit à côté d'elle, son visage abordant une grimace et ses pensées désabusées.
         Jasper hésita, et alla s'adosser au mur derrière Rosalie. Il était décidé ; peu importait le résultat de la discussion. Je serrai les dents.
     â€¨     Alice fut la dernière à entrer, et ses yeux étaient fixés vers le lointain – le futur, toujours trop indistinct pour en être sûre pour le moment. Sans paraître le remarquer, elle s'assit à côté d'Esmée. Elle se frotta le front comme si elle avait un mal de tête. Jasper, nerveux, considéra un moment la possibilité la rejoindre, mais garda sa place.
         Je pris une grande inspiration. J'avais engendré tout cela, c'était à moi de parler le premier.
     â€¨     - Je suis désolé, dis-je, regardant d'abord Rose, puis Jasper et enfin Emmett. Je ne voulais pas prendre le risque de vous impliquer. C'était irréfléchi, et je prends toutes mes responsabilités pour cette action précipitée.
     â€¨     Rosalie me lança un regard absolument sinistre.
         - Que veux-tu dire par « prendre mes responsabilités » ? Vas-tu réparer ce que tu as fait ?
         - Pas de la façon à laquelle tu penses,
    dis-je, me concentrant pour garder une voix égale. Je serais d'accord pour m'en aller maintenant, si cela arrangeait les choses. Si j'ai la certitude que la fille sera en sécurité, qu'aucun de vous ne la touchera, amendai-je dans ma tête.

         - Non, murmura Esmé. Non, Edward.
         Je tapotai sa main.

         - Il ne s'agit que de quelques années.
         - Esmée à raison, pourtant,
    dit Emmett. Tu ne peux aller nulle part maintenant. Ça serait le contraire d'utile. Nous avons besoin de savoir ce que les gens pensent, aujourd'hui plus que jamais.
         - Alice verra le principal,
    lui répondis-je.
         Carlisle secoua la tête.
         - Je pense qu'Emmett a raison, Edward. La fille parlera plus facilement si tu disparais. C'est tout le monde qui part, ou bien personne.

         - Elle ne dira rien,
    insistai-je rapidement.
         Rose était sur le point d'exploser, et je voulais mettre ce point au clair avant.
     â€¨   - Tu ne connais pas ses pensées, me rappela Carlisle.
         - Je sais au moins cela. Alice, soutiens-moi.
         Alice me regarda avec lassitude.

         - Je ne peux pas savoir ce qui se passera si l'on ignore cela.

         Elle jeta un coup d'œil à Rose et Jasper.
         Non, elle ne pouvait pas voir ce futur, pas tant que Rosalie et Jasper seraient opposés à ignorer l'incident.
         Les paumes de Rosalie s'abattirent violemment sur la table.
         - Nous ne pouvons pas accorder à l'humaine une chance de dire quoi que ce soit. Carlisle, tu dois au moins voir cela. Même si nous décidions de tous disparaître, ce n'est pas sain de laisser des histoires derrière nous. Nous vivons si différemment du reste de notre monde – tu sais qu'il y en a qui utiliseraient la moindre excuse pour nous pointer du doigt. Nous devons absolument faire plus attention que quiconque !
         - Nous avons déjà laissé des rumeurs derrière nous précédemment,
    lui rappelai-je.
         - Des rumeurs et des superstitions, Edward. Pas des témoins oculaires et des preuves !
         - Des preuves !
    me moquai-je.
         Mais Jasper acquiesçait, le regard dur.
         - Rose… commença Carlisle.
         - Laisse-moi finir, Carlisle. On n'a pas besoin d'inventer tout un scénario. La fille s'est cogné la tête aujourd'hui. Imaginons que la blessure se révèle plus sérieuse qu'elle n'y paraissait. (Rosalie haussa les épaules.) Tous les humains s'endorment avec le risque de ne jamais se réveiller. Les autres s'attendront à ce que nous fassions le ménage derrière nous. Techniquement, c'est le travail d'Edward, mais apparemment c'est au-dessus de ses forces. Vous savez que je sais me contrôler. Je ne laisserai aucune preuve derrière moi.
     â€¨     - Oui, Rosalie, nous savons tous quel assassin compétent tu fais,
    grognai-je en montrant mes dents.
         Elle siffla entre ses dents, furieuse.

         - Edward, s'il te plaît, dit Carlisle. (Puis, se tournant vers Rosalie) Rosalie, j'ai fermé les yeux à Rochester parce que je sentais que tu méritais une forme de justice. Les hommes que tu as tués t'avaient fait un tort monstrueux. Nous ne sommes pas dans la même situation ici. La fille Swan est innocente.
         - Ça n'a rien de personnel, Carlisle,
    prononça Rosalie entre ses dents. Il s'agit de nous protéger tous.
         Il y eut un bref moment de silence pendant lequel Carlisle réfléchit à sa réponse. Quand il hocha la tête, le visage de Rosalie s'éclaira. Elle aurait dû réfléchir, pourtant. Même sans ma capacité de lire dans ses pensées, j'aurai pu anticiper ses paroles. Carlisle ne faisait jamais de compromis.
     â€¨     - Je sais que tes intentions sont honorables, Rosalie, mais… j'aimerais vraiment que notre famille vaille la peine d'être protégée. Le… l'accident occasionnel ou perte de contrôle est une part regrettable de ce que nous sommes. (C'était tout lui de s'inclure dans le pluriel, bien qu'il n'ait jamais eu de perte de contrôle, lui.) Assassiner de sang froid une enfant innocente en est une autre. Je pense que le risque qu'elle présente, qu'elle parle de ses soupçons ou pas, n'est rien à côté d'un plus grand risque. Si nous faisons des exceptions pour nous protéger, nous risquons quelque chose de bien plus important. Nous risquons de perdre de vue l'essence de ce que nous sommes.
         Je contrôlai fermement mon expression. Ça n'irait pas du tout si je souriais. Ou si j'applaudissais, ce que j'aurai vraiment aimé pouvoir faire.
     â€¨     Rosalie lui lança un regard noir.

         - C'est être responsable.
         - C'est être insensible
    , la corrigea Carlisle gentiment. Chaque vie est précieuse.
         Rosalie soupira lourdement et fit la moue. Emmett tapota son épaule.
         - Ça se passera bien, Rose, l'encouragea-t-il à voix basse.
         - La question, continua Carlisle, est de savoir si nous devons déménager.
         - Non,
    gémit Rosalie. Nous venons de finir de nous installer. Je n'ai pas envie de recommencer ma terminale encore une fois !

         - Tu pourrais garder ton âge présent, bien sûr,
    dit Carlisle.
         - Et devoir déménager une nouvelle fois dans si peu de temps ? riposta-t-elle.
         Carlisle haussa les épaules.
         - J'aime être ici ! Il y a si peu de soleil, on peut prétendre être presque normaux.
         - Bon, nous ne sommes pas obligés de nous décider maintenant. Nous pouvons attendre et voir si cela devient nécessaire. Edward a l'air d'être sûr du silence de la fille Swan.

         Rosalie grogna.
         Mais je n'étais plus inquiet de Rose. Je voyais qu'elle accepterait la décision de Carlisle, peu importe à quel point je l'exaspérais. Leur conversation portait sur des détails moins importants.
     â€¨   Jasper n'avait pas bougé.
         Je compris pourquoi. Avant d'avoir rencontré Alice, il vivait dans une zone de combats, théâtre d'une guerre permanente. Il savait à quoi l'on se risquait si l'on défiait les lois – il avait vu les suites horribles de ses propres yeux.
         Qu'il n'ait pas essayé de calmer Rosalie avec ses capacités en disait long sur son état d'esprit, non qu'il essayât de l'irriter à présent. Il se maintenait à l'écart de cette conversation – au-dessus.
     â€¨     - Jasper, dis-je.

         Il rencontra mon regard, son visage sans expression.

         - Elle ne paiera pas pour mon erreur. Je ne l'autoriserai pas.
         - Elle en bénéficie, dans ce cas. Elle aurait dû mourir aujourd'hui, Edward. Je ne vois cela que comme un juste retour aux choses.

     â€¨     Je me répétai, accentuant chaque mot.
         - Je n'autoriserai pas cela.
         Ses sourcils se soulevèrent. Il ne s'attendait pas à cela – il n'avait pas imaginé que je me dresserais contre lui pour l'arrêter.
         Il secoua une fois la tête.

         - Je ne laisserai pas Alice vivre dans le danger, si petit soit-il. Tu ne ressens pour personne ce que ressens pour elle, Edward, et tu n'as pas vécu ce que j'ai vécu, que tu aies vu mes souvenirs ou pas. Tu ne comprends pas.
         - Je ne remets en cause aucune de ces choses, Jasper. Mais je te le dis maintenant, je ne t'autoriserai pas à faire du mal à Isabella Swan.

         Nous nous fixâmes réciproquement, pas en nous foudroyant du regard, mais en toisant la position de l'autre. Je le sentais tâter les sensations qui m'entouraient, mesurant ma détermination.

         - Jazz, dit Alice, nous interrompant.

         Il tint mon regard encore un moment, puis la regarda.
         - Ne te donne pas la peine de me dire que tu peux te débrouiller toute seule, Alice. Je le sais déjà. Mais je dois quand même…
         - Ce n'est pas ce que j'allais dire,
    l'interrompit Alice. J'allais te demander une faveur.
         Je vis ce qui était dans ses pensées, et ma bouche s'ouvrit dans une expression de surprise. Je la fixai, choqué, seulement vaguement conscient que tout le monde à part Alice et Jasper me regardait à présent avec une expression prudente.
         - Je sais que tu m'aimes. Merci. Mais j'apprécierais vraiment que tu essayes de ne pas tuer Bella.  Premièrement, Edward est sérieux et je ne veux pas que vous vous battiez. Deuxièmement, elle est mon amie. Tout du moins, elle va le devenir.
         C'était clair comme de l'eau de roche dans sa tête : Alice, souriante, avec son bras glacé entourant les épaules chaudes et fragiles de la fille. Et Bella souriait, elle aussi, son bras autour de la taille d'Alice. La vision était très solide ; seul le temps n'était pas fixé.

         - Mais… Alice… haleta Jasper.
         Je n'arrivai pas à tourner ma tête pour voir son expression. Je n'arrivai pas à m'arracher à l'image dans les pensées d'Alice pour me concentrer sur les siennes.
         - Je vais l'aimer un jour, Jazz. Je serais très en colère contre toi si tu ne la laissais pas vivre.
     â€¨     J'étais encore enchaîné aux pensées d'Alice. Je voyais miroiter le futur tandis que la résolution de Jasper s'effritait devant sa demande inattendue.
     â€¨     - Ah, soupira-t-elle – son indécision avait éclairé un nouveau futur. Vous voyez ? Bella ne dira rien. Il n'y a aucun souci à se faire.
     â€¨     La façon dont elle disait le nom de la fille… comme si elles étaient déjà de proches confidentes…
     â€¨     - Alice, m'étranglai-je, Qu'est-ce que c'est… ça…?
         - Je t'ai bien dit qu'il y avait un changement à venir. Je ne sais pas, Edward.
         Mais elle serra la mâchoire, et je vis qu'il y avait autre chose. Elle était en train d'essayer de ne pas y penser ; elle se concentrait très fort sur Jasper tout d'un coup, bien qu'il soit trop stupéfait pour avoir progressé dans ses décisions pour le moment.
         Elle faisait cela, des fois, quand elle essayait de me cacher quelque chose.
         - Qu'est-ce qu'il y a, Alice ? Qu'est-ce que tu me caches ?
         J'entendis Emmett grommeler. Ça le frustrait toujours quand Alice et moi tenions ce genre de conversation.
     â€¨    Elle secoua la tête, essayant de ne pas me laisser entrer.
         - C'est à propos de la fille ? insistai-je. C'est à propos de Bella ?
         Elle serrait les dents tellement elle était concentrée, mais quand je prononçai le nom de Bella, cela lui échappa. Cela ne dura qu'une minuscule portion de seconde, mais c'était assez.
     â€¨     - NON ! hurlai-je.
         J'entendis ma chaise tomber par terre, et réalisai que j'étais debout.
         - Edward !
         Carlisle s'était levé, lui aussi, sa main sur mon épaule. Je n'avais que vaguement conscience de lui.
    
         - C'est en train de se solidifier, chuchota Alice. Chaque minute, tu es plus décidé. Il n'y a vraiment plus que deux voies pour elle. C'est soit l'une soit l'autre, Edward.
         Je voyais ce qu'elle voyait… mais je ne pouvais pas l'accepter.

         - Non, dis-je de nouveau; il n'y avait pas de volume dans mon démenti.
         Mes jambes semblaient creuses, et je dus m'appuyer contre la table.

         - Quelqu'un aurait-il la gentillesse de nous inclure dans la conversation ? se plaignit Emmett.

    
    - Je dois partir, chuchotai-je à Alice, l'ignorant.
         - Edward, nous en avons déjà parlé, dit Emmett avec force. C'est la meilleure façon de faire parler la fille. En plus, si tu pars, nous ne saurons pas vraiment si elle parle ou pas. Tu dois rester pour t'en occuper.
     â€¨     - Je ne te vois aller nulle part, Edward,
    me dit Alice. Je ne sais pas si tu es encore capable d'aller où que ce soit. Penses-y, ajouta-t-elle silencieusement. Pense à partir.
         Je vis ce qu'elle voulait dire. Oui, l'idée de ne plus jamais revoir la fille était… douloureuse. Mais elle était aussi nécessaire. Je ne pouvais approuver aucun des futurs auxquels je l'avais apparemment condamnée.
     â€¨     Je ne suis pas entièrement sûre de Jasper, Edward, continua Alice. Si tu pars, s’il considère toujours qu'elle est un danger pour nous tous…
     â€¨     - Je ne vois rien de tout cela, la contredis-je, toujours à moitié conscient du public qui nous écoutait.
         Jasper vacillait. Il ne ferait rien qui puisse faire du mal à Alice.
         Pas pour le moment. Mais plus tard…  Tu risquerais sa vie, tu la laisserais sans défense ?
         - Pourquoi est-ce que tu me fais ça ? grognai-je.
         Ma tête tomba dans mes mains. Je n'étais pas le protecteur de Bella. Je ne pouvais pas l'être. Les deux futurs possibles d'Alice n'en étaient-ils pas la preuve ?
     â€¨    Je l'aime, moi aussi. Ou plutôt, je l'aimerai. Ce n'est pas la même chose, mais j'ai envie de l'avoir près de moi pour cette raison.
     â€¨     - … l'aime aussi ? chuchotai-je, incrédule.
         Elle soupira. Tu es vraiment aveugle, Edward. Tu ne vois pas vers quoi tu vas ? Tu ne vois pas où tu es ? C'est inévitable, plus que le soleil se levant à l'est. Regarde ce que je vois…
     â€¨   Je secouai la tête, horrifié.
         - Non.
         J'essayai de repousser les visions qu'elle m'envoyait.
         - Je ne suis pas obligé de suivre cette voie. Je vais partir. Je changerai ce futur.
         -Tu peux essayer,
    dit-elle d'une voix sceptique.
         - Bon, allez ! beugla Emmett.

         - Mais écoute, un peu, siffla Rose à son intention. Alice le voit tomber amoureux d'une humaine ! C'est de l'Edward tout craché !
         Elle eut comme un haut-le-cœur. Je l'entendis à peine.
         - Quoi ? dit Emmett, en sursautant.
         Puis son rire grondant se répercuta dans toute la pièce.
         - C'est ça qu'il se passe ? (Il rit une nouvelle fois.) Bonne chance, Edward.
     â€¨   Je sentis sa main sur mon épaule, et la secouai machinalement. Je ne pouvais pas me concentrer sur lui.
         - Tomber… amoureux d'une humaine ? répéta Esmé d'un ton stupéfait. De la fille qu'il a sauvée ce matin ? Tomber amoureux d'elle ?
     â€¨     - Que vois-tu, Alice ? Exactement,
    insista Jasper.
         Elle se tourna vers lui ; je continuai, paralysé, de regarder son visage de profil.
         - Tout dépend s’il est assez fort ou pas. Soit il la tuera lui-même, (elle se tourna de nouveau vers moi, me foudroyant du regard,) ce qui m'irriterait vraiment, Edward, sans compter ce que cela te ferait à toi, (elle se retourna de nouveau vers Jasper), ou bien elle sera l'une d'entre nous un jour.
     â€¨     Quelqu'un sursauta ; je ne me retournai pas pour voir qui c'était.

         - Cela n'arrivera pas ! criai-je de nouveau. Ni l'un ni l'autre !
     â€¨     Alice ne sembla pas m'entendre.
         - Tout dépend, répéta-t-elle. Il se peut qu'il soit juste assez fort pour ne pas la tuer, mais ce sera vraiment juste. Cela nécessitera un contrôle de soi impressionnant, songea-t-elle. Plus important encore que celui de Carlisle. Il se peut qu'il soit juste assez fort… La seule chose qu'il ne soit pas capable de faire, c'est de s'empêcher de s'approcher d'elle. C'est une cause perdue.
         Je n'arrivais plus à recouvrer la parole. Personne d'autre non plus, à ce qu'il semblait. La salle était complètement silencieuse.
         Je fixai Alice, et tous les autres me fixaient. Je voyais ma propre expression, horrifiée, sous cinq points de vue différents.

         Après un long moment, Carlisle soupira.
         - Eh bien, cela… complique les choses.
         - Plutôt, oui !
    acquiesça Emmett.
         Sa voix était encore proche du rire. Faites confiance à Emmett pour trouver matière à rire dans la destruction de ma vie.
     â€¨     - Je suppose que les plans n'ont pas changé, cependant, dit Carlisle pensivement. Nous resterons et ferons attention. Évidemment, personne ne cherchera à… faire de mal à la fille.
     â€¨     Je me raidis.
          - Non, dit Jasper calmement. Je peux me plier à cela. Si Alice ne voit que deux possibilités…
     â€¨     - Non !

         Ma voix n'était pas un hurlement, ni un grognement menaçant ou un cri de désespoir, mais une sorte de combinaison des trois.
         - Non !

         Je devais partir, pour m'éloigner du bruit de leurs pensées – la suffisance de Rosalie, l'humour d'Emmett, la patience sans limite de Carlisle…
     â€¨    Pire : l'assurance d'Alice. La confiance de Jasper dans cette assurance.

          Pire que tout : la… joie d'Esmée.
     â€¨    Je sortis furieusement mais dignement de la salle. Esmé me toucha le bras en passant, mais je ne répondis pas à son geste.
     â€¨    Je courais avant d'être sorti de la maison. Je passai la rivière en un bond fluide, et courus vers la forêt. La pluie était de retour, tombant si drue que je fus trempé en quelques instants. J'aimais la grande barrière de pluie – elle bâtissait un mur entre moi et le reste du monde. Elle m'enfermait, me permettait d'être seul.

         Je courus vers l'est, par-dessus et au-delà des montagnes sans ralentir ma course, jusqu'à ce que je voie les lumières de Seattle de l'autre côté du bruit. Je m'arrêtai avant de toucher les frontières de la civilisation humaine.
         Enfermé dans un manteau de pluie, complètement seul, je m'obligeai enfin à regarder en face ce que j'avais fait – de quelle façon j'avais mutilé le futur.
         Premièrement, la vision d'Alice et de la fille se tenant les épaules l'une de l'autre – la confiance et l'amitié étaient criantes sur cette image. Les grands yeux chocolat de Bella n'étaient pas perplexes, mais tout aussi secrets – à ce moment-là, il me semblait que c'étaient des secrets heureux. Elle ne tressaillait pas au toucher froid du bras d'Alice.
         Qu'est-ce que cela signifiait ? Combien en savait-elle ? Dans ce futur où elle vivait encore, que pensait-elle de moi ?
     â€¨     Ensuite l'autre image, tellement semblable, mais maintenant remplie d'horreur. Alice et Bella, se donnant toujours l'accolade dans une amitié confiante. Sauf que maintenant il n'y avait aucune différence entre ces bras – ils étaient blancs, lisses comme du marbre, durs comme de l'acier. Les grands yeux de Bella n'avaient plus la couleur du chocolat. Ses iris étaient d'un cramoisi vif et choquant. Je n'arrivai pas à décrypter les secrets dans ces yeux-là – acceptation ou désolation ? Impossible à dire. Son visage était froid et immortel.
     â€¨     Je frissonnai. Je ne pus réprimer les questions, similaires, mais différentes : qu'est-ce que cela voulait dire – comment en était-on arrivé là ? Et que pensait-elle de moi à présent ?
     â€¨     Je pouvais répondre à la dernière. Si je l'avais forcée dans cette vie qui n'en était pas une, vide, par faiblesse et égoïsme, elle ne pouvait que me détester.
         Mais il restait une image horrifiante – pire qu'aucune image que ma tête ait jamais contenue.
     â€¨     Mes propres yeux, d'un cramoisi profond à cause du sang humain, les yeux d'un assassin. Le corps brisé de Bella dans mes bras, blanc cendré, vidé, sans vie. C'était si concret, si clair.
     â€¨     Je ne pouvais pas supporter cette vue. J'essayai de la bannir de mon esprit, essayai de voir quelque chose d'autre, n'importe quoi d'autre. Essayai de revoir l'expression de son visage si vivant qui avait obstrué ma vue pendant la dernière période de mon existence. Inutilement.
     â€¨     La vision lugubre d'Alice me remplissait la tête, et je me tordais mentalement de douleur à l'agonie qu'elle causait. Pendant ce temps, le monstre en moi ne contenait pas sa joie, jubilant de la probabilité de son succès. Ça me rendait malade.

         Cela ne devait pas être permis. Il devait y avoir une façon de contourner le futur. Je ne laisserais pas les visions d'Alice me diriger. Je pouvais choisir une autre voie. Il y avait toujours un choix.
     â€¨     Il devait y en avoir un.


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  •  

    En tant que fans, nous possedons chacune un coin ou une étagère avec des produits customisés, des produits dérivés, magazines etc.

     Ici une image d'une très belle étagère...

     

    Etagere Eva
    Les produits dérivés, customisés, ou entièrement créés à la main y sont présentés.
     
    Produits dérivés Twilight E
     
     Produits dérivés
    Et là tout plein de produits dérivés !
     
    Concours de la plus belle étagère lancé : RDV sur la BlablaZone !
     
     
     
     
    Photos magazines
    bien évidemment tous les magazines concernant la saga (ici présentés sur les 2 derniers volets)
     
     
     
    Puzzle
    Comme toute fan qui se respecte, un puzzle est obligatoirement en cours de "construction" dans un coin de la chambre... (Si vous souhaitez vous en procurer un, ayez de la patience ! quasi toutes les pièces sont noires !)
     
     
     
    Dessin Fascination
    Dessin Tentation
    Dessin Hésitation
    Dessin Révélation
    Dessin l'Appel du Sang
     
     
    Edward...
     
    Edward et Bella Dessin
     

     


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  • Midnight Sun est un roman composé de 12 chapitres disponibles uniquement sur Internet. Le livre n'est cependant pas complet : Midnight Sun vous propose en effet Fascination mais cette fois du point de vue d'Edward. C'est donc le bel Apollon qui nous raconte ici l'histoire... A vous la dégustation.

     

     ET...

    Les Outtakes ! 

     

    (pour accéder aux chapitres présents sur ce site et à la page des Outtakes, cliquez sur le petit "+" à côté de la rubrique Midnight Sun)

     En troisième complément, un livre du nom de Forever dawn (aube éternelle), ce livre serait la suite de fascination, et Bella y serait vampire. Tentation et Hésitation n'ayant pas eu lieu, Victoria serait en vie, Laurent vivrait avec Irina. L'amour de Jacob pour Bella ne serait qu'un simple béguin passager !!! Je ne sais pas vous mais.... J'attends avec impatience le jour ou stephenie mettra Forever Dawn en ligne !!!!


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  • Chapitre 3. Phénomène (part.1)

    Je n'avais vraiment pas soif, mais je décidai tout de même de chasser à nouveau cette nuit-là. De la prévention qui, je le savais pertinemment, serait inefficace.

    Carlisle m'accompagna ; nous n'avions pas été seuls tous les deux depuis que j'étais rentré de Denali. Tandis que nous courions dans la forêt, je l'entendis repenser à ce départ précipité, une semaine auparavant.

    Dans son souvenir, je vis à mes traits, tordus de désespoir. Je ressentis sa surprise et sa soudaine inquiétude.

    - Edward ?

    - Je dois partir, Carlisle. Je dois partir tout de suite.

    - Qu'est-ce qui s'est passé ?

    - Rien. Pour le moment. Mais ça ne durera pas si je reste.

    Il avait attrapé mon bras. Je sentis combien je l'avais blessé en me dégageant.

    - Je ne comprends pas.

    - As-tu déjà… Est-ce qu'un jour tu as…

    Je me vis prendre une profonde inspiration, vis la lueur sauvage dans mes yeux à travers le filtre de sa préoccupation inquiète.

    - As-tu déjà croisé une personne qui, pour toi, sentait meilleur que les autres ? Vraiment meilleur ?

    - Oh.

    Quand j'avais su qu'il comprenait, mon visage s'était décomposé de honte. Il avait à nouveau tendu le bras pour me toucher, m'ignorant quand j'avais à nouveau reculé, et avait posé sa main sur mon épaule.

    - Fais ce qu'il faut pour résister, fils. Tu me manqueras. Tiens, prends ma voiture. Elle est plus rapide.

    Il se demandait à présent s'il avait bien agi en m'éloignant. S'il ne m'avait pas blessé par son manque de confiance.

    - Non, lui murmurai-je tout en courant. C'était ce dont j'avais besoin. J'aurais si facilement pu trahir cette confiance, si tu m'avais dit de rester.

    - Je suis désolé que tu souffres, Edward. Mais tu dois faire tout ton possible pour garder cette fille Swan en vie. Même si ça signifie que tu dois nous quitter encore une fois.

    - Je sais, je sais.

    - Pourquoi es-tu revenu ? Tu sais que je suis très heureux que tu sois là, mais si c'est trop dur…

    - Je n'aimais pas me sentir lâche, admis-je.

    Nous avions ralenti ; nous trottinions presque à travers les ténèbres à présent.

    - C'est mieux que de la mettre en danger. Elle sera partie dans un an ou deux.

    - Tu as raison, je sais.

    Néanmoins, ces mots ne firent qu'accentuer mon envie de rester. La fille serait partie dans un an ou deux…

    Carlisle s'arrêta de courir et je m'arrêtai avec lui ; il se tourna pour examiner mon expression.

    Mais tu ne vas pas t'enfuir, c'est ça ?

    Je baissai la tête.

    Est-ce de l'orgueil, Edward ? Il n'y a aucune honte à…

    - Non, ce n'est pas la fierté qui me retient ici. Plus maintenant.

    Nulle part où aller ?

    J'eus un petit rire.

    - Non. Cela ne m'arrêterait pas, si je pouvais me résoudre à partir.

    - Nous viendrons avec toi, bien sûr, si c'est ce qu'il te faut. Tu n'as qu'à demander. Tu as accepté de déménager plusieurs fois pour les autres sans te plaindre. Ils ne t'en voudront pas.

    Je haussai un sourcil.

    - Enfin si, Rosalie peut-être, mais elle te le doit bien, rit-il. De toute façon, il est préférable que nous partions maintenant sans avoir causé de dégâts, plutôt qu'après qu'une vie ait été perdue.

    Tout son humour avait disparu. Je tressaillis à ces paroles.

    - Oui, acquiesçai-je d'une voix rauque.

    Mais tu ne vas pas partir.

    - Je devrais, soupirai-je.

    - Qu'est-ce qui te retient ici, Edward ? Je n'arrive pas à voir…

    - Je ne sais pas si je peux l'expliquer.

    Même pour moi, cela n'avait aucun sens.

    Il jaugea mon expression pendant un long moment.

    Non, je ne vois pas. Mais je respecterai ton intimité, si tu préfères.

    - Merci. C'est généreux de ta part, quand on voit à quel point je viole l'intimité de tout le monde.

    À une exception près. Et je faisais tout ce que je pouvais pour la contourner.

    - Nous avons tous nos petites manies.

    Il rit à nouveau.

    - On y va ?

    Il venait de humer l'odeur d'un petit troupeau de cerfs. Il m'était difficile de montrer beaucoup d'enthousiasme pour ce qui n'était, même dans les meilleures circonstances, qu'un arôme fade. Pas de quoi me mettre l'eau à la bouche. À présent, avec le souvenir du sang frais de la fille dans mon esprit, celle odeur me soulevait le cœur. Je soupirai.

    - Allons-y, acquiesçai-je, bien que je sache qu'avaler plus de sang ne me serait d'aucune utilité.

    Nous nous tapîmes silencieusement et laissâmes l'odeur peu alléchante nous attirer vers les paisibles cervidés.

     

     

    Il faisait plus froid quand nous rentrâmes. La neige fondue avait gelé ; c'était comme si une fine couche de verre avait tout recouvert – chaque aiguille de pin, chaque fougère, chaque brin d'herbe était couvert de givre.

    Pendant que Carlisle partait s'habiller pour sa relève matinale à l'hôpital, je restai près de la rivière, attendant que le soleil se lève. Je me sentais presque gonflé par la quantité de sang que j'avais ingurgitée, mais je savais que cette absence de soif momentanée ne serait rien quand je m'assiérais à nouveau près de la fille.

    Froid et immobile comme la pierre sur laquelle j'étais assis, je contemplai l'eau sombre qui coulait entre deux blocs de glace, mais mon regard était concentré bien au-delà de sa surface.

    Carlisle avait raison. Je devais quitter Forks. Ils pourraient inventer une histoire pour expliquer mon absence. Échange scolaire en Europe. Visite à des parents éloignés. Fugue d'adolescent. L'histoire en elle-même n'avait aucune importance. Personne ne poserait trop de questions.

    Ce n'était l'affaire que d'un an ou deux, et puis la fille disparaîtrait. Elle mènerait sa vie – elle aurait une vie à mener. Elle irait à l'université quelque part, vieillirait, commencerait une carrière, se marierait peut-être. Je pouvais me le représenter ; je pouvais voir la fille vêtue de blanc avancer à pas mesurés, au bras de son père.

    C'était étrange, la douleur que me causait cette image. Je ne pouvais pas le comprendre. Étais-je jaloux, parce qu'elle avait un futur que je n'aurais jamais ? Cela n'avait pas de sens. Tous les humains autour de moi avaient le même potentiel devant eux – une vie – et je m'arrêtais rarement pour les envier.

    Je devais lui laisser son futur. Arrêter de risquer sa vie. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Carlisle faisait toujours les bons choix. Je devais l'écouter à présent.

    Le soleil émergea de derrière les nuages, et cette lumière douce fit scintiller tout le sol gelé.

    Un jour de plus, décidai-je. Je la verrais encore une fois. Je pouvais supporter cela. Peut-être mentionnerais-je mon départ imminent, commencerais-je à installer l'histoire…

    Cela allait être difficile ; je le sentais dans la réticence qui me faisait déjà imaginer des excuses pour rester,  pour repousser la limite à deux, trois, quatre jours…Mais je ferais ce qu'il fallait. Je savais que je pouvais faire confiance à l'avis de Carlisle. Et je savais également que j'étais trop en conflit avec moi-même pour prendre la bonne décision seul.

    Beaucoup trop en conflit avec moi-même. Combien de cette réticence venait de ma curiosité, et combien venait de mon appétit insatisfait ?

    Je rentrai à l'intérieur afin de changer de vêtements pour le lycée.

    Alice m'attendait, assise en haut de l'escalier, sur la dernière marche menant au troisième étage.

    Tu vas encore partir, m'accusa-t-elle.

    Je soupirai et hochai la tête.

    Je ne vois pas où tu vas aller cette fois-ci.

    - Je ne le sais pas encore très bien moi-même, murmurai-je.

    Je veux que tu restes.

    Je secouai la tête.

    Peut-être que Jazz et moi pourrions t'accompagner ?

    - Ils auront encore plus besoin de toi, si je ne suis plus là pour surveiller. Et pense à Esmée. Tu lui ferais perdre la moitié de sa famille d'un coup ?

    Tu vas la rendre si triste.

    - Je sais. C'est pour ça que tu dois rester.

    Ce n'est pas pareil que si tu restais ici, et tu le sais.

    - Oui. Mais je dois faire ce qu'il faut.

    Il y a plusieurs façons de faire ce qu'il faut, et plusieurs façons de commettre des erreurs, aussi.

    Pendant un bref moment elle fut entraînée par une de ses étranges visions ; je vis avec elle des images indistinctes vaciller et tourbillonner. Je me vis au milieu d'ombres étranges que je n'arrivais pas à distinguer – des formes brumeuses, imprécises. Et, soudain, je vis ma peau scintiller dans la lumière éclatante du soleil qui filtrait à travers les arbres d'une petite clairière. Je connaissais cet endroit. Il y avait une silhouette dans cette clairière avec moi, mais elle aussi était indistincte, pas assez présente dans la vision pour que je puisse la reconnaître. Les images se désagrégèrent et disparurent, en même temps qu'un million de choix possibles changeaient une fois encore le futur.

    - Je n'ai pas bien vu celle-là, lui dis-je quand la vision devint complètement noire.

    Moi non plus. Ton futur change tellement que je n'ai pas le temps d'en maintenir une seule. Mais je pense que…

    Elle s'interrompit, et parcourut pour moi les souvenirs d'une vaste collection d'autres visions récentes. Elles étaient toutes identiques – floues et vagues.

    - Je pense que quelque chose est en train de changer, cependant, me dit-elle à voix haute. Ta vie semble être â un carrefour décisif.

    Je ricanai, sinistre.

    - Tu te rends compte qu'à t'entendre on dirait une diseuse de bonne aventure ?

    Elle me tira sa petite langue.

    - Mais aujourd'hui, ça va aller, non ? demandai-je, soudain inquiet.

    - Je ne te vois tuer personne aujourd'hui, m'assura-t-elle.

    - Merci, Alice.

    - Va t'habiller. Je ne dirai rien, je te laisserai les mettre au courant quand tu seras prêt.

    Elle se leva et s'élança au bas des escaliers, les épaules légèrement voûtées. Tu me manqueras. Vraiment.

    Oui, elle me manquerait aussi.

    Le trajet vers le lycée fut tranquille. Jasper savait qu'Alice était perturbée par quelque chose, mais il savait également que si elle avait voulu en parler, elle l'aurait déjà fait. Emmett et Rosalie n'avaient rien remarqué, dans un autre de leurs moments, plongés dans le regard l'un de l'autre – c'était presque écœurant à voir de l'extérieur. Nous savions tous à quel point ils étaient amoureux l'un de l'autre. Ou peut-être cela ne me dérangeait-il que parce que j'étais le seul célibataire. Certains jours, il était plus difficile que d'autres de vivre parmi trois couples parfaitement unis. Aujourd'hui était l'un d'eux.

    Peut-être seraient-ils plus heureux sans moi à errer aux alentours, aussi bougon et soupe au lait que le vieillard que j'aurais dû être à présent.

    Bien sûr, la première chose que je fis en arrivant au lycée fut de la chercher du regard. Uniquement dans le but de me préparer.

    Bien.

    Il était embarrassant de voir comment, soudain, mon monde avait l'air vide quand elle n'était pas là – toute mon existence tournait désormais autour d'elle, au lieu de moi-même comme c'était le cas par le passé.

    C'était facile à comprendre, cependant : après quatre-vingts ans de monotonie, le moindre changement devenait un évènement digne du plus grand intérêt.

    Elle n'était pas encore arrivée, mais j'entendais les pétarades de sa camionnette au loin. Je m'adossai à ma Volvo pour l'attendre. Alice resta avec moi, tandis que les autres se dirigèrent vers leurs salles de cours. Mon obsession les ennuyait ; il leur était incompréhensible qu'une humaine me captive aussi longtemps, quel que soit l'attrait de l'odeur de son sang.

    La fille conduisait lentement en tournant le coin de la rue, les yeux rivés sur le sol et les mains crispées sur le volant. Elle avait l'air inquiète à propos de quelque chose. Il me fallut une seconde avant de réaliser ce qu'était ce quelque chose, que tous les humains arboraient la même expression préoccupée. La route était gelée, et ils conduisaient tous plus prudemment que de coutume. Je vis qu'elle prenait ce risque très au sérieux.

    Cela semblait correspondre avec ce que j'avais appris d'elle. Je l'ajoutai à ma petite liste : elle était quelqu'un de sérieux, de responsable.

    Elle ne se gara pas loin de moi, sans toutefois me remarquer accoudé à ma portière, les yeux fixés sur elle. Je me demandai ce qu'elle ferait une fois qu'elle s'en rendrait compte. Rougir et s'éloigner ? C'était ma première hypothèse. Mais peut-être me retournerait-elle mon regard. Peut-être viendrait-elle me parler.

    Je pris une profonde inspiration, emplissant mes poumons au cas où, avec un peu de chance…

    Elle sortit prudemment de sa voiture, tâtant le sol glissant du pied avant de s'y appuyer de tout son poids. Elle ne leva pas les yeux, à ma plus grande frustration. Peut-être devais-je aller lui parler…

    Non, ce serait mal.

    Au lieu d'aller vers les bâtiments, elle se dirigea vers l'arrière de sa voiture, s'accrochant au rebord du plateau arrière d'une drôle de manière, ne faisant pas confiance à sa position précaire. Cela me fit sourire, et je sentis le regard insistant d'Alice sur mon visage. Je n'écoutai pas ce à quoi cela la fit penser – que je m'amusais plus qu'il n'était nécessaire à voir la fille vérifier ses chaînes. Elle avait l'air sur le point de tomber, à voir la façon dont ses pieds commençaient à glisser. Personne d'autre n'avait de problèmes ; s'était-elle garée à l'endroit le plus verglacé ?

    Elle s'immobilisa, fixant le sol avec une expression étrange. Elle semblait… attendrie. Comme si quelque chose à propos de sa roue… l'émouvait ?

    Une fois encore, la curiosité me brûla comme une soif dévorante. C'était comme si je devais absolument savoir à quoi elle pensait – comme si plus rien d'autre n'avait d'importance.

    J'irais lui parler. Elle semblait avoir besoin d'un coup de main, au moins jusqu'à ce qu'elle ne soit plus sur l'asphalte glissante. Mais bien sûr, je ne pouvais pas lui offrir cette aide. J'hésitai, tiraillé en deux. Elle semblait avoir tant d'aversion pour la neige qu'elle n'accueillerait pas ma main glacée avec beaucoup d'enthousiasme. J'aurais dû mettre des gants…

    - NON ! hurla Alice.

    Je fouillai instantanément dans ses pensées, croyant tout d'abord que j'avais fait un mauvais choix et qu'elle m'avait vu commettre un acte inexcusable. Mais cela n'avait rien à voir avec moi.

    Tyler Crowley avait choisi de tourner l'angle du parking à une vitesse bien peu judicieuse. Ce choix l'enverrait déraper sur une plaque de verglas…

    La vision ne vint qu'une demi-seconde avant la réalité. Le fourgon de Tyler apparut au coin de la rue alors que je découvrais la conclusion de l'acte qui avait fait pousser ce cri d'horreur à Alice.

    Non, cette vision n'avait rien à voir avec moi, et pourtant elle avait tout à voir avec moi, car le fourgon – les pneus glissant à ce moment même sur la plaque gelée, formant le pire angle possible – allait déraper et traverser le parking pour écraser la fille qui était involontairement devenue le point central de mon univers.

    Même sans la prémonition d'Alice, il aurait été simple de deviner la trajectoire du véhicule, qui échappait au contrôle de Tyler.

    La fille, qui se tenait précisément au mauvais endroit, à l'arrière de sa camionnette, releva la tête, désorientée par le crissement des pneus. Elle croisa mon regard horrifié puis se retourna pour voir sa mort qui approchait.

    Pas elle ! Ces mots retentirent dans ma tête comme s'ils appartenaient à quelqu'un d'autre.

    Toujours absorbé dans les pensées d'Alice, je vis la vision changer soudain, mais je n'eus pas le temps de voir quelle serait l'issue de cette nouvelle possibilité.

    Je me ruai dans le parking, m'interposant entre le fourgon qui glissait toujours et la fille pétrifiée. Je bougeai si vite que tout autour de moi n'était que formes floues, excepté l'objet de ma concentration. Elle ne me vit pas – aucun œil humain n'aurait pu suivre mon vol –, les yeux toujours fixés sur l'imposant véhicule qui était sur le point de pulvériser son corps contre la carrosserie métallique de sa camionnette.

    Je la saisis par la taille, avec trop de précipitation pour montrer autant de douceur qu'il l'aurait fallu. Durant le centième de seconde entre le moment où je tirai d'un coup sec sa silhouette frêle loin de la trajectoire mortelle et le moment où je m'écrasai sur le sol avec elle dans mes bras, je fus parfaitement conscient de la fragilité de son corps, si vulnérable.

    Quand j'entendis sa tête heurter le sol gelé avec un bruit sourd, j'eus l'impression de me transformer moi aussi en glace.

    Mais je n'eus même pas une seconde entière pour m'assurer de sa santé. J'entendis le van grincer et couiner derrière nous tandis qu'il rebondissait contre la charpente solide de la camionnette de la fille. Il changea de direction, décrivant un arc de cercle, et revint vers elle – comme si elle était un aimant qui l'attirait vers nous.

    Un mot, que je n'avais encore jamais prononcé en présence d'une dame, sortit d'entre mes dents serrées.

    J'en avais déjà trop fait. Pendant que j'avais presque volé dans les airs pour l'écarter de la fourgonnette, j'avais été pleinement conscient de l'erreur que je commettais. Savoir que c'en était une ne m'avait pas arrêté, mais je n'avais pas ignoré le risque que je prenais – que je ne prenais pas que pour moi, mais pour ma famille toute entière.

    L'exposition.

    Et cela n'allait sûrement pas m'aider, mais il était hors de question que j'autorise ce fourgon à réussir dans cette seconde tentative de lui prendre sa vie.

    Je la laissai tomber et tendis les mains, attrapant le fourgon avant qu'il ne puisse toucher la fille. Sa force me projeta violemment contre la voiture garée à côté de celle de Bella, et je pus sentir son châssis se déformer derrière mes épaules. Le van tangua et vacilla contre l'obstacle inflexible de mes bras, puis il se mit à osciller, se balançant d'une manière instable sur les deux roues avant.

    Si je bougeais les mains, sa roue arrière retomberait sur ses jambes.

    Mais pour l'amour du ciel, ces catastrophes ne cesseraient-elles donc jamais ? Y avait-il autre chose qui pourrait encore empirer la situation ? Il était exclu que je reste ainsi, à tenir le fourgon en l'air, en attendant un quelconque secours. Je ne pouvais pas non plus le jeter ; il me fallait penser au conducteur, dont les pensées étaient devenues incohérentes sous l'effet de la panique.

    Avec un grondement intérieur, je repoussai le véhicule pour qu'il se balance loin de nous au moins un instant. Alors qu'il s'apprêtait à retomber sur moi, je l'attrapai par le pare-choc de la main droite tandis que je serrais à nouveau mon bras gauche autour de la taille de la fille et la tirais en arrière, la maintenant fermement contre moi. Son corps bougea mollement tandis que je la projetais en arrière pour que ses jambes évitent le fourgon – était-elle toujours consciente ? Quels dommages lui avais-je infligés dans ma tentative de sauvetage impromptue ?

    Je laissai le van retomber, maintenant qu'il ne pouvait plus la blesser. Il s'écrasa contre le sol, ses vitres volant en éclats à l'unisson.

    Je savais que j'étais en pleine crise. Combien avait-elle vu ? D'autres témoins m'avaient-ils vu me matérialiser à son côté et jongler avec le van tandis que je tentais de l'empêcher de l'écraser ? Ces questions auraient dû être ma plus grande préoccupation.

    Mais j'étais trop inquiet pour me préoccuper réellement de cette exposition autant que je l'aurais dû. Trop affolé à l'idée d'avoir pu la blesser dans mon effort pour la protéger. Trop effrayé de l'avoir si près de moi, sachant ce que je sentirais si je m'autorisais à inhaler. Trop conscient de la chaleur de son corps soyeux, pressé contre le mien – même séparés par le double obstacle de nos manteaux, je pouvais la sentir…

    La première peur était la plus forte. Tandis que les hurlements des témoins commençaient à retentir autour de nous, je me penchai pour examiner son visage, pour voir si elle était consciente – espérant férocement qu'elle ne saignât pas.

    Ses yeux étaient grand ouverts, sous le choc.

    - Bella, lui demandai-je avec empressement. Ça va ?

    - Très bien, dit-elle automatiquement, d'une voix un peu abrutie.

    Le soulagement, si exquis que c'en était presque douloureux, me traversa au son de sa voix. J'inspirai une petite bouffée d'air entre mes dents, et ne m'occupai pas de la brûlure dans ma gorge. Je fus presque heureux qu'elle apparaisse.

    Elle lutta pour s'asseoir, mais je n'étais pas prêt à la relâcher. Cela me semblait, étrangement… plus prudent. Tout du moins, il était mieux que je la retienne contre moi.

    - Attention, la prévins-je. Je crois que tu t'es cogné la tête assez fort.

    Je n'avais détecté aucune odeur de sang – encore heureux – mais cela ne signifiait pas qu'elle n'avait aucune blessure interne. J'eus soudain hâte de l'emmener à Carlisle pour lui faire subir un examen radiologique complet.

    - Ouille, s'exclama-t-elle d'un ton choqué, comique, tandis qu'elle réalisait que j'avais raison à propos de sa tête.

    - C'est bien ce que je me disais.

    Le soulagement rendait la situation comique, me donnait presque le vertige.

    - Comment diable…

    Sa voix s'évanouit, et elle battit des paupières.

    - Comment as-tu réussi à t'approcher aussi vite ?

    Le soulagement devint aigre, et ma bonne humeur disparut. Elle avait remarqué trop de choses. Maintenant qu'il était clair qu'elle était dans un état correct, mon inquiétude pour ma famille reprit le dessus.

    - J'étais juste à côté de toi, Bella.

    Je savais par expérience que si je mentais avec assurance, cela rendrait tout questionneur moins sûr de la vérité.

    Elle se débattit pour bouger à nouveau, et cette fois-ci je la laissai faire. J'avais besoin de respirer pour pouvoir jouer men rôle correctement. J'avais besoin d'espace entre moi et son corps au sang chaud pour qu'il ne s'associe pas avec son parfum pour me submerger. Je m'éloignai d'elle autant que possible dans l'espace restreint qui séparait les deux véhicules accidentés.

    Elle leva les yeux vers moi pour me dévisager, et je lui rendis son regard. Détourner les yeux était une erreur que seul un mauvais menteur commettrait, et j'étais loin d'être un mauvais menteur. Mon expression était douce, rassurante… Cela sembla la troubler. Parfait.

    L'endroit de l'accident était encerclé à présent. Pour la plupart, des élèves, des enfants, qui scrutaient et soulevaient les débris pour voir si un corps mutilé s'y cachait. Ce n'était qu'un brouhaha de cris et un flot de pensées choquées. Je les parcourus une fois pour m'assurer qu'il n'y avait pas de soupçons pour l'instant, puis les étouffai pour me concentrer uniquement sur la fille.

    Elle était distraite par le chahut. Elle jeta un coup d'œil aux alentours, l'air toujours sidérée, et essaya de se remettre sur ses pieds.

    Je posai délicatement ma main sur son épaule pour l'obliger à rester assise.

    - Attends encore un peu.

    Elle semblait aller bien, mais devait-elle pour autant bouger le cou ? À nouveau, je souhaitai que Carlisle soit là. Mes années d'études théoriques de la médecine n'étaient rien en comparaison de ses siècles d'expérience pratique.

    - J'ai froid ! protesta-t-elle.

    Elle avait failli se faire rentrer dedans par un fourgon deux fois d'affilée et paralyser ensuite, mais c'était le froid qui la gênait. Un rire bref passa mes lèvres avant que je me rappelle que la situation n'était pas drôle.

    Bella cligna des yeux et se focalisa sur mon visage.

    - Tu étais là-bas.

    Cela me remit immédiatement les pieds sur terre. Elle jeta un coup d'œil vers le sud, bien qu'il n'y eût plus rien à voir à présent, mis à part la tôle froissée sur le flanc du fourgon.

    - Près de ta voiture.

    - Non.

    - Je t'ai vu ! insista-t-elle ; son ton obstiné lui donnait l'air d'un enfant.

    Elle pointa le menton.

    - Bella, j'étais tout près de toi et je t'ai tirée de là, c'est tout.

    Je plongeai mon regard dans le sien, essayant de lui faire accepter ma version des faits – la seule version plausible. Elle garda la mâchoire serrée.

    - Non.

    J'essayai de rester calme, de ne pas paniquer. Si j'arrivais à l'empêcher de parler pour quelques instants, le temps de détruire l'évidence… et d'infirmer son histoire en divulguant sa blessure à la tête. Il serait facile de réduire cette fille discrète et peu bavarde au silence, normalement. Si seulement elle voulait bien me faire confiance, rien que quelques minutes…

    - S'il te plaît, Bella, lui dis-je d'une voix trop intense, car je voulais soudain qu'elle me fasse vraiment confiance.

    Je le voulais, et c'était mal, car je ne le voulais pas qu'en ce qui concernait l'accident. Un désir idiot. Pourquoi me ferait-elle confiance, à moi ?

    - Pourquoi ? demanda-t-elle, toujours sur la défensive.

    - Fais-moi confiance, plaidai-je.

    - Jure que tu m'expliqueras plus tard.

    Je m'en voulus à moi-même d'avoir à lui mentir à nouveau, alors que je souhaitais tant obtenir sa confiance. C'est pourquoi ma réponse ne fut pas très aimable.

    - D'accord, aboyai-je.

    - Tu as intérêt à tenir parole, répondit-elle sur le même ton.

    Quand les secours s'amassèrent autour de nous – des adultes qui venaient d'arriver, et les autorités qui avaient été appelées ; je pouvais entendre la sirène au loin –, je tentai d'ignorer la fille et de remettre mes priorités dans le bon ordre. Je fouillai tous les esprits du parking, tant les témoins que les badauds arrivés plus tard, mais ne découvris rien de dangereux. Beaucoup étaient surpris de me voir là avec Bella, mais tous conclurent – puisqu'il n'y avait aucune autre explication possible – qu'ils ne m'avaient tout simplement pas remarqué près d'elle avant l'accident.

    Elle était la seule à ne pas accepter cette histoire, mais elle serait considérée comme le témoin le moins fiable. Elle avait été terrifiée, traumatisée, sans parler de la blessure qu'elle avait reçue à la tête. Probablement en état de choc. Il serait normal que son récit soit un peu décousu, non ? Personne ne croirait son histoire plus que celle des autres, si nombreux…

    Je tressaillis en entendant les pensées de Rosalie, Jasper et Emmett qui venaient d'arriver sur les lieux. J'aurais des comptes à leur rendre ce soir.

    Je voulus remettre en forme le capot de la voiture marron contre laquelle je l'avais projetée, mais la fille était tout près. Il me faudrait attendre qu'elle soit distraite.

    Il me fut frustrant d'attendre – avec tant de regards braqués sur moi – alors que les humains se débattaient avec le fourgon, essayant de nous dégager. J'aurais pu les aider, n'eut-ce été que pour accélérer les choses, mais j'avais déjà assez d'ennuis et la fille ne me lâchait pas des yeux. Enfin, ils réussirent à pousser la carcasse du véhicule assez loin pour permettre aux secouristes de nous approcher avec leurs brancards.

    Un visage grisonnant, familier, m'examina du regard.

    - Salut, Edward, lança Brett Warner.

    Il était infirmier, et je le connaissais bien ; il travaillait à l'hôpital avec Carlisle. C'était une chance – la seule chance que j'eusse aujourd'hui – qu'il soit le premier à venir nous voir. Dans ses pensées, je le vis remarquer que j'avais l'air alerte et calme.

    - Tu vas bien, mon garçon ?

    - Parfaitement bien, Brett. Rien ne m'a touché. Mais j'ai peur que Bella aie eu une commotion. Elle s'est cogné la tête quand je l'ai écartée…

    Brett reporta son attention sur la fille, qui me jeta un regard féroce, trahi. Oh, c'était vrai. Elle était un martyr discret, elle préférait souffrir en silence. Toutefois, elle ne contredit pas mon histoire immédiatement, et cela me soulagea quelque peu.

    L'ambulancier qui arriva ensuite essaya d'insister pour que je m'installe sur un brancard, mais il ne me fut pas trop difficile de le dissuader. Je promis que je me laisserais examiner par mon père, et il abandonna. Avec la plupart des humains, il suffisait de parler avec une assurance froide. La plupart des humains, pas la fille, bien sûr. Rentrait-elle dans au moins une norme de son espèce ?

    Tandis qu'ils lui mettaient une minerve – son visage devint écarlate d'embarras –, je profitai de l'inattention générale pour discrètement réarranger du talon la forme de la voiture marron. Seuls mes frères et sœurs remarquèrent ce que je faisais, et j'entendis la promesse mentale d'Emmett de corriger mes éventuelles erreurs.

    Reconnaissant pour son aide – et encore plus reconnaissant de voir que lui, au moins, m'avait déjà pardonné mon choix dangereux –, je fus plus détendu en grimpant sur le siège avant de l'ambulance à côté de Brett.

    Le chef de la police arriva avant qu'ils aient embarqué le brancard de Bella dans l'ambulance. Bien que les pensées du père de Bella ne fussent pas des mots clairs, la panique et la préoccupation qui émanaient de l'esprit de cet homme couvraient toutes les pensées alentour. Une anxiété sans mot mêlée à de la culpabilité, toutes deux immenses, le traversèrent quand il vit sa seule fille sur une civière.

    Le traversèrent pour s'emparer de moi, encore plus fortes. Quand Alice m'avait prévenu que tuer la fille de Charlie Swan le tuerait aussi, elle n'avait pas exagéré.

     

     

    Chapitre 3. Phénomène (part.2)

    Je baissai la tête de culpabilité en entendant sa voix paniquée.

    - Bella ! cria-t-il.

    - Tout va aussi bien que possible, Char… papa, soupira-t-elle. Je suis indemne.

    L'assurance de sa fille ne calma pas son effroi pour autant. Il se tourna vers le secouriste le plus proche pour lui demander plus d'informations.

    Ce ne fut que lorsque je l'entendis parler, formant des phrases parfaitement cohérentes en dépit de sa panique, que je compris que son anxiété et sa préoccupation n'étaient pas dénuées de mots. C'était juste que… je ne pouvais pas les entendre clairement.

    Hum. Charlie Swan n'était pas aussi silencieux que sa fille, mais je voyais à présent d'où elle le tenait. Intéressant.

    Je n'avais jamais passé beaucoup de temps près de chef de police de la ville. Je l'avais toujours pris pour quelqu'un d'un peu lent d'esprit ; mais maintenant je réalisais que c'était moi qui étais lent. Ses pensées étaient en partie dissimulées, pas absentes. Je ne pouvais en saisir que la teneur, le ton…

    Je tentai d'écouter plus fort, pour voir si je pouvais trouver, dans ce nouveau puzzle moins difficile à élucider, la clé des secrets de la fille. Mais Bella fut embarquée, et l'ambulance démarra.

    Il me fut difficile de m'arracher à cette solution possible au mystère qui en était venu à m'obséder. Mais il fallait que je réfléchisse maintenant – que j'examine ce qui s'était passé ce matin sous tous les angles. Il fallait que j'écoute, pour vérifier que je ne nous avais pas mis en danger au point de devoir partir immédiatement. Il fallait que je me concentre.

    Il n'y avait rien dans les pensées des ambulanciers dont je dusse m'inquiéter. À ce qu'ils pensaient, la fille n'avait rien de sérieux. Et jusqu'ici, Bella s'en tenait à ma version de l'accident.

    Ma priorité, quand nous arrivâmes à l'hôpital, fut d'aller voir Carlisle. Je me précipitai vers les portes automatiques, mais j'étais incapable d'arrêter totalement de surveiller Bella ; je gardai un œil sur elle à travers les pensées des deux infirmiers.

    Il me fut facile de trouver l'esprit familier de mon père. Il était dans son petit bureau, seul – mon second coup de veine en ce jour de malchance.

    - Carlisle.

    Il avait entendu mon approche, et s'alarma dès qu'il vit mon visage. Il sauta sur ses pieds, le visage tournant à un blanc cadavérique. Il se pencha par-dessus son bureau de noyer soigneusement rangé.

    Edward… Tu n'as pas…

    - Non, ce n'est pas ça.      

    Il prit une profonde inspiration. Évidemment. Je suis désolé d'avoir eu cette pensée. Tes yeux, bien sûr, j'aurais dû savoir… Il regarda mes iris toujours dorés avec soulagement.

    - Elle est blessée, Carlisle, ce n'est probablement pas grave, mais…

    - Que s'est-il passé ?

    - Un stupide accident de voiture. Elle était au mauvais endroit au mauvais moment. Mais je ne pouvais rester là à… la laisser se faire écraser…

    Répète, s'il te plaît, je n'ai rien compris. En quoi étais-tu impliqué ?

    - Un fourgon a dérapé sur une plaque de verglas, murmurai-je.

    Je fixai intensément le mur derrière lui en parlant. Au lieu d'une armada de diplômes encadrés, il n'y avait qu'un simple tableau – un de ses préférés, un Hassam inconnu.

    - Elle était sur sa trajectoire. Alice l'a vu venir, mais je n'ai eu que le temps de traverser le parking en courant pour la tirer en arrière. Personne ne l'a remarqué… sauf elle. J'ai aussi dû arrêter le fourgon, mais là encore, personne ne m'a vu… à part elle. Je… Je suis désolé, Carlisle. Je ne voulais pas nous mettre en danger.

    Il contourna le bureau et mit sa main sur mon épaule.

    Tu as fait ce qu'il fallait. Et ça n'a pas dû être facile pour toi. Je suis fier de toi, Edward.

    Je réussis à le regarder dans les yeux.

    - Elle sait qu'il y a un… problème chez moi.

    - Ça n'a pas d'importance. Si nous devons partir, nous partirons. Qu'a-t-elle dit ?

    Je secouai la tête, un peu frustré.

    - Rien pour le moment.

    Pour le moment ?

    - Elle s'en tient à ma version des évènements, mais elle attend une explication.

    Il fronça les sourcils en y réfléchissant.

    - Elle s'est cogné la tête – enfin, c'est moi qui la lui ai cognée, poursuivis-je rapidement. Je l'ai plaquée au sol assez fort. Elle a l'air d'aller bien, mais… je pense qu'il ne sera pas très difficile de discréditer son récit.

    J'eus l'impression d'être parfaitement abject en prononçant ces mots. Carlisle entendit le dégoût dans ma voix. Peut-être cela ne sera-t-il pas nécessaire. Attendons de voir ce qui se passera, d'accord ? Je crois avoir une patiente à ausculter.

    - Oui, s'il te plaît, dis-je. J'ai vraiment peur de lui avoir fait mal.

    Son expression s'égaya. Il se passa la main dans les cheveux – à peine plus clairs que ses yeux – et rit. Ça a été un jour plutôt intéressant pour toi, non ? Dans son esprit, je vis l'ironie de la situation, qui lui semblait drôle. Les rôles s'étaient inversés. Durant cette seconde folle où je m'étais rué à son secours, le tueur s'était transformé en protecteur.

    Je ris avec lui, en me souvenant que Bella n'aurait jamais besoin d'être protégée d'autre chose plus que de moi-même. Mon rire fut cependant un peu amer car, malgré l'incident du fourgon, c'était toujours entièrement vrai.

     

     

    J'attendis seul dans le bureau de Carlisle, une des plus longues heures que j'eusse jamais vécues, écoutant l'hôpital qui grouillait de pensées.

    Tyler Crowley, le conducteur du fourgon, avait l'air plus mal en point que Bella, et l'attention se concentra sur lui tandis qu'elle attendait son tour de passer une radio. Carlisle resta en retrait, faisant confiance au diagnostic de l'assistant qui affirmait qu'elle n'était pas sérieusement blessée. Cela me rendit anxieux, mais je savais qu'il avait raison. Un regard au visage de mon père lui rappellerait immédiatement le mien, et le fait qu'il y avait quelque chose d'étrange à propos de ma famille ; cela pourrait suffire pour la faire parler.

    Car en effet, elle avait un interlocuteur disposé à la conversation. Tyler était consumé par la culpabilité d'avoir failli la tuer, et ses excuses semblaient intarissables. Je vis l'expression de Bella à travers ses yeux, et il était clair qu'elle souhaitait qu'il se taise. Comment faisait-il pour ne pas s'en rendre compte ?

    J'eus un instant de tension quand Tyler lui demanda comment elle s'en était sortie. J'attendis, le souffle court, tandis qu'elle hésitait.

    - Euh..., l'entendit-il dire.

    Puis elle s'arrêta si longtemps que Tyler se demanda si sa question ne l'avait pas troublée. Enfin, elle continua.

    - Edward m'a tirée de là.

    Je soupirai. Et soudain ma respiration s'accéléra. Je ne l'avais encore jamais entendue prononcer mon prénom auparavant. J'aimais la façon dont il sonnait – même si je ne l'entendais que par l'intermédiaire des pensées de Tyler. Je voulus l'entendre moi-même…

    - Edward Cullen, précisa-t-elle, quand Tyler lui dit qu'il ne voyait pas de qui elle parlait.

    Je me retrouvai devant la porte, la main sur la poignée. Mon désir de la voir devenait de plus en plus fort. Je dus me rappeler qu'il me fallait me montrer très prudent.

    - Il était près de moi.

    - Cullen ? Ah. C'est bizarre. Je ne l'ai pas vu. J'aurais juré… Enfin, tout s'est passé si vite. Il va bien ?

    - Il me semble. Il traîne dans les parages. Ils ne l'ont pas couché sur un brancard, lui.

    Je vis son regard pensif, et ses yeux qui se plissèrent, suspicieux. Mais Tyler ne remarqua pas ces petits changements d'expression.

    Elle est pas mal, pensait-t-il, presque surpris. Même toute décoiffée. Pas mon genre, d'habitude, mais… Je devrais l'inviter à sortir. Je me rattraperai demain…

    Je me précipitai dans le hall, en direction des urgences, sans penser une demi-seconde à ce que je faisais. Par chance, l'infirmière entra dans la salle avant moi ; c'était au tour de Bella de passer la radio. Je m'adossai au mur, dans un recoin sombre, essayant de reprendre le contrôle de moi-même pendant qu'on l'éloignait.

    Que Tyler trouve Bella jolie n'avait aucune importance. N'importe qui pouvait le constater. Il n'y avait aucune raison pour que je me sente… Comment me sentais-je, d'ailleurs ? Contrarié ? Furieux était peut-être plus proche de la vérité. Cela n'avait aucun sens.

    Je restai ainsi tant que j'en fus capable, mais l'impatience prit le dessus et je retournai vers la salle des radios. Elle était déjà retournée aux urgences, mais je réussis à entrapercevoir sa radio dans le dos de l'infirmière. Je me sentis plus calme une fois cela fait. Sa tête n'avait rien. Je ne lui avais pas fait de mal, pas vraiment.

    Carlisle me surprit là. Tu as l'air d'aller mieux, commenta-t-il. Je restai à regarder droit devant moi. Nous n'étions pas seuls, le hall était plein de monde.

    Ah, oui. Il accrocha sa radio au négatoscope, mais je n'avais pas besoin d'un second coup d'œil. Je vois. Elle va parfaitement bien. Bien joué, Edward.

    L'approbation de mon père me fit un effet curieux. J'en aurais été heureux si je n'avais pas su qu'il désapprouverait ce que je m'apprêtais à faire. Du moins, qu'il n'approuverait pas s'il connaissait mes motivations réelles…

    - Je crois que je vais aller lui parler avant qu'elle ne te voie, murmurai-je dans un souffle. En ayant l'air naturel, comme si rien ne s'était passé. Essayer d'arranger les choses.

    Ces raisons étaient parfaitement acceptables. Carlisle acquiesça d'un air absent, toujours absorbé par les radios.

    - Hmmm. Bonne idée.

    Je me penchai pour voir ce qui le captivait tant.

    Regarde toutes ces contusions ! Combien de fois sa mère l'a-t-elle laissée tomber ? Carlisle rit de sa plaisanterie.

    - Je commence à croire que cette fille a vraiment la poisse. Elle est toujours au mauvais endroit au mauvais moment.

    Forks est sans nul doute le mauvais endroit pour elle, avec toi dans les parages.

    Je tressaillis.

    Vas-y. Calme le jeu. Je te rejoindrai plus tard.

    Je m'éloignai rapidement, coupable. Peut-être étais-je trop bon menteur, si j'arrivais à duper Carlisle.

    Quand j'arrivai aux urgences, Tyler bredouillait toujours des excuses. La fille tentait d'échapper à ses remords en feignant le sommeil. Elle avait les yeux fermés, mais sa respiration était inégale, et de temps à autre elle agitait impatiemment les doigts.

    Je contemplai son visage pendant un bon moment. C'était la dernière fois que je la verrais. Ce fait provoqua une douleur aiguë dans ma poitrine. Était-ce parce que je laisserais ce puzzle inachevé ? Cette explication n'était pas suffisante.

    Enfin, je pris une profonde inspiration et entrai dans son champ de vision.

    Quand Tyler me vit, il commença à parler, mais je mis un doigt sur ma bouche.

    - Elle dort ?

    Bella ouvrit soudain de grands yeux, le regard braqué sur moi. Puis ils se plissèrent, de colère ou de suspicion. Je souris innocemment en me souvenant que j'avais un rôle à jouer, comme si rien d'inhabituel ne s'était passé ce matin – à part un choc à la tête et un peu trop d'imagination.

    - Hé, Edward, reprit Tyler, je suis désolé…

    Je levai une main pour stopper ses excuses.

    - Il n'y a pas mort d'homme, assurai-je, sardonique.

    Sans y penser, ma plaisanterie personnelle m'arracha un grand sourire.

    Il m'était incroyablement facile d'ignorer Tyler, qui était pourtant allongé à moins de deux mètres de moi, couvert de sang frais. Je n'avais jamais compris comment Carlisle arrivait à faire cela – ignorer le sang de ses patients quand il les soignait. La tentation constante n'était-elle pas trop distrayante, trop dangereuse…? Mais à présent… Je comprenais comment, en se focalisant sur quelque chose de beaucoup plus dur, la tentation n'était rien du tout.

    Même frais et à découvert, le sang de Tyler n'était comparé à celui de Bella. Je gardai mes distances avec elle, m'asseyant sur le bord du lit de son camarade.

    - Alors, quel est le verdict ? lui demandai-je.

    Elle eut une légère moue.

    - Je n'ai rien, mais ils refusent de me relâcher. Explique-moi un peu pourquoi tu n'es pas ficelé à une civière comme nous ?

    Son impatience me fit sourire à nouveau. J'entendais Carlisle approcher.

    - Simple question de relations, dis-je d'un ton léger. Ne t'inquiète pas, je me charge de ton évasion.

    J'observai attentivement son expression quand mon père entra dans la pièce. Elle écarquilla les yeux et resta bouche bée. Je grondai intérieurement. Oui, elle avait certainement remarqué la ressemblance entre nous.

    - Alors, mademoiselle Swan, comment vous sentez-vous ? s'enquit Carlisle.

    Il avait des manières particulièrement chaleureuses, qui mettaient rapidement à l'aise la plupart des patients. Je n'arrivais pas à voir clairement comment elles affectaient Bella.

    - Très bien, répondit-elle d'un ton plat.

    Carlisle accrocha ses radios au négatoscope.

    - Vos radios sont bonnes. Vous avez mal à la tête ? D'après Edward, vous avez subi un sacré choc.

    Elle soupira et ajouta encore « Je vais bien », mais cette fois-ci l'impatience était clairement perceptible dans sa voix. Elle me lança un regard mauvais.

    Carlisle s'approcha d'elle et se mit à lui tâter doucement le crâne jusqu'à ce qu'il trouve la bosse sous ses cheveux.

    Je fus pris au dépourvu par le flot d'émotions qui m'assaillirent. J'avais vu Carlisle travailler avec des humains un bon millier de fois. Des années auparavant, je l'avais même assisté – bien que seulement dans les situations où le sang n'était pas présent. Ce n'était donc pas quelque chose de nouveau pour moi, de le voir agir envers la fille comme s'il était lui aussi humain. J'avais de nombreuses fois envié son contrôle, mais cette émotion était quelque chose de totalement différent. J'enviais plus que son contrôle. J'eus mal en constatant la différence entre lui et moi – lui pouvait la toucher si doucement, sans peur, sachant qu'il ne lui ferait jamais de mal…

    Elle cligna des yeux, et je remuai dans mon siège. Je dus me concentrer un moment pour retrouver une posture détendue.

    - C'est douloureux ?

    Son menton avait eu un léger spasme.

    - Pas vraiment, dit-elle.

    Une autre facette de sa personnalité se mit en place : elle était courageuse. Elle n'aimait pas montrer sa faiblesse.

    Elle était probablement la créature la plus fragile que j'eusse jamais rencontrée, et elle ne voulait pas paraître faible. Un petit rire passa mes lèvres. Elle me décocha un autre regard meurtrier.

    - Bon, votre père vous attend à côté, déclara Carlisle. Vous pouvez rentrer. Mais n'hésitez pas à revenir si vous avez des étourdissements ou des troubles de la vision.

    Son père était là ? Je balayai les pensées dans la salle d'attente bondée, mais je ne réussis pas à trouver sa voix mentale avant qu'elle se remette à parler, l'air anxieux.

    - Je ne peux pas retourner au lycée ?

    - Vous feriez mieux de vous reposer, aujourd'hui, lui conseilla Carlisle.

    Ses yeux papillonnèrent à nouveau vers moi.

    - Et lui, il y retourne ?

    Agir normalement, arranger la situation… ignorer l'effet qu'avait son regard sur moi…

    - Il faut bien que quelqu'un annonce la bonne nouvelle de notre survie, dis-je.

    - En fait, précisa Carlisle, la plupart des élèves semblent avoir envahi les urgences.

    J'avais anticipé sa réaction cette fois – son aversion envers l'attention. Elle ne me déçut pas.

    - Oh, bon sang, gémit-elle en enfouissant sa tête dans ses mains.

    J'appréciai le fait d'avoir enfin deviné juste. Je commençais à la comprendre…

    - Vous préférez rester ici ? lui demanda Carlisle.

    - Non, non ! dit-elle rapidement, balançant ses jambes par-dessus le bord du lit.

    Elle perdit l'équilibre, et s'écroula dans les bras de Carlisle. Il la retint et la remit sur ses pieds. À nouveau, l'envie me submergea.

    - Ça va, dit-elle avant qu'il ne fasse de commentaire, les joues rosies.

    Évidemment, cela ne dérangea pas Carlisle. Il s'assura qu'elle tenait bien debout, et la relâcha.

    - Prenez un peu d'aspirine si vous avez mal, lui conseilla-t-il.

    - Ça n'est pas si affreux que ça.

    Carlisle sourit et signa sa feuille de sortie.

    - Il semble que vous ayez eu beaucoup de chance.

    Elle tourna légèrement la tête pour me toiser, le regard dur.

    - À mettre sur le compte d'Edward La Chance.

    - Ah oui… c'est vrai, acquiesça rapidement Carlisle, ayant entendu dans le ton de sa voix la même chose que moi.

    Elle n'avait pas abandonné tous ses soupçons. Pas encore.

    À toi de jouer, pensa Carlisle. Fais ce que tu penses être le mieux.

    - Merci beaucoup, murmurai-je si bas et si rapidement qu'aucun des deux humains ne m'entendit.

    Carlisle sourit légèrement à mon sarcasme en se tournant vers Tyler.

    - J'ai bien peur que vous ne deviez rester avec nous un peu plus longtemps, déclara-t-il en commençant à inspecter les entailles laissées par les éclats du pare-brise.

    Mais bon, c'était moi qui avais provoqué tous ces ennuis, il était juste que ce soit à moi de tout réparer.

    Bella s'approcha délibérément de moi, ne s'arrêtant que lorsqu'elle fut suffisamment proche de moi pour que c'en soit inconfortable. Je me souvins combien j'avais souhaité, avant tout ce grabuge, qu'elle m'approche… C'était comme une parodie de ce vœu.

    - Je peux te parler une minute ? siffla-t-elle.

    Son haleine tiède caressa mon visage et je dus reculer d'un pas. Son attrait n'avait pas diminué d'un pouce. Chaque fois qu'elle s'approchait de moi, elle réveillait mes instincts les plus répréhensibles, les plus forts. Le venin emplit ma bouche et mon corps se prépara à l'attaquer – à l'attirer violemment vers moi et à presser sa gorge contre mes dents.

    Mon esprit était plus fort que mon corps, mais tout juste.

    - Ton père t'attend, lui rappelai-je, la mâchoire étroitement serrée.

    Elle jeta un œil vers Carlisle et Tyler. Ce dernier ne nous prêtait aucune attention, mais Carlisle était à l'écoute de chacune des mes inspirations.

    Attention, Edward.

    - J'aimerais avoir une petite discussion en privé, si tu veux bien, insista-t-elle à voix plus haute.

    Je voulus lui dire que justement, je ne voulais pas du tout, mais je savais que je devrais y passer à un moment ou à un autre. Autant le faire tout de suite.

    J'étais en proie à bon nombre d'émotions conflictuelles en sortant de la salle, entendant ses enjambées maladroites derrière moi, alors qu'elle essayait de me suivre. J'avais un personnage à endosser à partir de maintenant. Je savais lequel – j'avais le pire rôle envisageable : je serais le méchant. Je mentirais, la ridiculiserais, serais cruel avec elle.

    Cela allait à l'encontre de mes meilleures impulsions – les plus humaines, celles auxquelles je m'étais accroché durant toutes ces années. Je n'avais jamais voulu mériter sa confiance plus qu'en ce moment, où j'allais devoir réduire à néant cette possibilité.

    Savoir que ce souvenir serait le dernier qu'elle aurait de moi rendait les choses encore pires. C'était ma scène d'adieux. Je me tournai vers elle.

    - Alors ? demandai-je froidement.

    Elle se recula légèrement en voyant mon hostilité. Ses grands yeux étaient déroutés, dans la même expression que celle qui m'avait hanté…

    - Tu me dois une explication, dit-elle d'une petite voix ; son visage ivoire avait blêmi.

    Il me fut difficile de conserver une voix cassante.

    - Je t'ai sauvé la vie, je ne te dois rien du tout.

    Elle tressaillit – voir mes mots la blesser me brûla comme de l'acide.

    - Tu as juré, chuchota-t-elle.

    - Bella, tu as pris un coup sur la tête, tu délires.

    Son menton se redressa tout d'un coup.

    - Ma tête va très bien !

    Elle était en colère à présent, et cela me rendit les choses plus faciles. Je croisai son regard furieux, me composant un visage plus inamical encore.

    - Que veux-tu de moi, Bella ?

    - La vérité. Comprendre pourquoi tu me forces à mentir.

    Ce qu'elle voulait était parfaitement justifié ; cela me frustra de devoir le lui refuser.

    - Mais qu'est-ce que tu vas imaginer ?

    Ma voix était presque un grognement ; et ses mots se déversèrent comme un torrent.

    - Je suis sûre que tu n'étais absolument pas à côté de moi. Tyler ne t'a pas vu, alors arrête de me raconter des bobards. Ce fourgon allait nous écraser tous les deux, et ça ne s'est pas produit. Tes mains ont laissé des marques dedans, et tu as aussi enfoncé l'autre voiture. Tu n'as pas une égratignure, le fourgon aurait dû m'écrabouiller les jambes mais tu l'as soulevé…

    Soudain, elle serra les dents tandis que des lames contenues se mettaient à faire briller ses yeux.

    Je la regardai, l'expression railleuse, alors que je ne ressentais qu'un effroi presque admiratif : elle avait tout vu.

    - Tu penses vraiment que j'ai réussi à soulever une voiture ? demandai-je, sarcastique.

    Elle répondit en hochant la tête avec raideur. Ma voix prit un ton encore plus moqueur.

    - Personne ne te croira, tu sais.

    Elle fit un effort pour maîtriser sa colère. Lorsqu'elle me répondit, elle détacha lentement et délibérément chaque mot.

    - Je n'ai pas l'intention de le crier sur les toits.

    Elle le pensait vraiment, je le voyais dans ses yeux. Même furieuse et trahie, elle garderait mon secret.

    Pourquoi ?

    Ce choc ruina mon expression soigneusement étudiée durant une demi-seconde, avant que je ne me reprenne.

    - Dans ce cas, quelle importance ? demandai-je en essayant de retrouver une voix sévère.

    - Pour moi, ça en a. Je n'aime pas mentir, alors tu as intérêt à me donner une bonne raison de le faire.

    Elle me demandait de lui faire confiance. Exactement comme moi, je voulais avoir la sienne. Mais c'était impossible, un pas à ne pas franchir. Je gardai une voix dure.

    - Pourquoi ne pas te contenter de me remercier et oublier tout ça ?

    - Merci, dit-elle en rageant silencieusement, attendant.

    - Tu n'as pas l'intention de renoncer, hein ?

    - Non.

    - Alors…

    Même si je l'avais voulu, je n'aurais pas pu lui dire la vérité. Et je ne le voulais pas. Je préférais qu'elle s'invente une histoire plutôt qu'elle sache ce que j'étais, car rien n'était pire que la vérité – j'étais un cauchemar vivant, sorti tout droit des pages d'un roman d'horreur.

    - …tu risques d'être déçue.

    Nous nous toisâmes. Sa colère était étrangement attachante. Comme un chaton furieux, doux et inoffensif, complètement inconscient de sa propre vulnérabilité.

    Elle se mit à rougir et grinça des dents.

    - Pourquoi t'es-tu donné la peine de me sauver, alors ?

    Sa question n'était pas une de celles auxquelles je m'attendais, et je ne m'étais pas préparé à y répondre. Je perdis pied, sortant du rôle que je jouais. Je sentis mon masque glisser sur mon visage, et lui dis – pour une fois, la seule – la vérité.

    - Je ne sais pas.

    Je mémorisai son visage une dernière fois – il était toujours empreint de colère, et le sang n'avait pas encore reflué de ses joues – puis me détournai et m'éloignai d'elle.


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  • Chapitre 2. A livre ouvert (part.1)

        Je m’adossai contre le talus légèrement enneigé, laissant la poudreuse sèche se tasser sous mon poids. Ma peau s’était refroidie jusqu’à atteindre la température de l’air ambiant, et les petits morceaux de glace semblaient être du velours sur ma peau.
        Le ciel au-dessus de moi était clair, scintillant d’étoiles, d’un bleu éblouissant à certains endroits, et jaunes à d’autres. Les étoiles créaient de majestueuses formes tourbillonnant dans l’univers sombre – une vue magnifique. Délicieusement belle. Ou plutôt, cela aurait dû l’être. Ça l’aurait été si j’avais pu la voir réellement.
        Ça n’allait pas en s’arrangeant. Six jours avaient passé, six jours que je me cachais ici, dans l’étendue sauvage et vide de Denali, mais je n’étais plus libre depuis le moment où j’avais senti son odeur pour la première fois.
        Quand je regardais le ciel scintillant, c’était comme s'il y avait une obstruction entre mes yeux et sa beauté. Cette obstruction était un visage, un visage humain ordinaire, mais je ne semblais pas pouvoir le bannir de mon esprit.
        J’entendis les pensées se rapprocher avant d’entendre les bruits de pas qui les accompagnaient. Le bruit du mouvement était seulement un vague murmure contre la poudreuse.
        Je n’étais pas surpris que Tanya m’ait suivi ici. Je savais qu’elle tournait et retournait cette conversation dans sa tête depuis quelques jours, repoussant l’échéance jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ce qu’elle voulait dire.
        Elle apparut à environ cinquante mètres, bondissant au sommet d’un rocher noir, se balançant sur la pointe de ses pieds nus.
        La peau de Tanya était argentée sous les étoiles, et ses longues boucles blondes pâles luisaient, presque roses avec une teinte framboise. Ses yeux ambres brillaient tandis qu’elle m'espionnait, à moitié ensevelie sous la neige, et ses lèvres s'étirèrent lentement en un sourire.
        Exquise. Si j’avais été capable de vraiment la voir. Je soupirai.
        Elle s'accroupit sur le sommet du rocher, le bout de ses doigts touchant la pierre, son corps tendu comme un ressort.
        Boulet de canon, pensa-t-elle.
        Elle décolla en l’air, et sa silhouette devint noire, une ombre tordue tandis qu’elle descendait gracieusement en vrille entre les étoiles et moi. Elle se roula en boule juste  au moment de frapper le tas de neige à mon côté.
        Une tempête de neige s’envola autour de moi. Les étoiles virèrent au noir, et je fus enterré profondément sous les cristaux de glace légers comme des plumes.
        Je soupirai de nouveau, mais je ne bougeai pas pour me dégager. La noirceur sous la neige n’améliora pas ma vue, mais ne me blessa pas non plus. Je voyais toujours le visage.
        - Edward ?
        La neige voleta de nouveau quand Tanya me dégagea vivement. Elle enleva la neige de mon visage impassible, sans rencontrer mon regard.
        - Désolée, murmura-t-elle. C’était une blague.
        - Je sais. C’était drôle.

        Sa bouche se tordit en une moue.
        - Irina et Kate disent que je devrais te laisser seul. Elles pensent que je t'ennuie.    
        - Pas du tout
    , lui assurai-je. Au contraire, c’est moi qui suis impoli – abominablement impoli. Je suis vraiment désolé.
        Tu rentres, n’est ce pas ? pensa-t-elle.
        - Je n’ai pas encore... complètement... décidé.
        Mais tu ne restes pas ici. Ses pensées étaient mélancoliques à présent, tristes.
        - Non. Ça n’a pas l’air de... m’aider.
        Elle grimaça.
        - C’est de ma faute, n’est ce pas ?
        - Bien sûr que non,
    mentis-je.
        Ne fais pas le gentleman.
        Je souris.
        Je te mets mal à l’aise, m’accusa-t-elle.
        - Non.
        Elle leva un sourcil, son expression était si incrédule que je dus en rire. Un rire très court suivit d’un nouveau soupir.
        - Très bien, admis-je. Un petit peu.
        Elle soupira elle aussi, et mit son menton dans ses paumes. Ses pensées étaient tristes.
        - Tu es cent fois plus ravissante que ces étoiles, Tanya. Bien sûr, tu sais déjà tout ça. Ne laisse pas mon obstination saper ta confiance en toi. 
        Je gloussai à l’improbabilité de mes paroles.
        - Je ne suis pas habituée à être rejetée, ronchonna-t-elle, sa lèvre inférieure formant une moue séduisante.
        - Certainement pas, acquiesçai-je, essayant sans grand succès de refouler ses pensées tandis qu’elle fouillait rapidement dans ses souvenirs pour trouver des centaines de conquêtes.
        La plupart du temps, Tanya préférait les hommes humains – premièrement, ils étaient bien plus nombreux, et s’ajoutait l’avantage d’être doux et chaud. Et bien sûr, toujours désireux.
        - Succube, me moquai-je, espérant interrompre ces images vacillantes dans son esprit.
        Elle grimaça, dévoilant ses dents.
         - L’originelle.
        Contrairement à Carlisle, Tanya et ses sœurs avaient développé leur conscience doucement. A la fin, c’était leur penchant pour les hommes humains qui détournèrent les sœurs du massacre. Désormais les hommes qu’elles aimaient... vivaient.
        - Quand tu es arrivé ici, dit lentement Tanya, je pensais que...
        Je savais ce qu’elle avait pensé. Et j’aurais dû deviner qu’elle ressentirait cela. Mais je n’étais pas au mieux de ma forme pour entamer une réflexion analytique en ce moment.
        - Tu pensais que j’avais changé d’avis.
        - Oui,
    dit-elle, la mine renfrognée.
        - Je me sens très mal de jouer ainsi avec tes attentes Tanya. Je ne voulais pas – je ne pensais pas. C’est juste que je suis parti... précipitamment.
        - Je suppose que tu ne me diras pas pourquoi... ?

        Je m'assis et entourais mes bras autour de mes jambes, me blottissant en signe de défense.
        - Je ne veux pas en parler.
        Tanya, Irina et Kate étaient très douées pour cette vie à laquelle je m’étais dévoué. Meilleures, par certains aspects, que Carlisle lui-même. Malgré la proximité extrême qu’elles s’octroyaient avec ceux qui auraient dû être – et avaient été à un moment – leurs proies, elles ne faisaient aucune erreur. J’étais trop honteux pour admettre ma faiblesse devant Tanya.
        - Des problèmes avec les femmes ? devina-t-elle, ignorant ma réticence.
        Je ris d’un rire maussade.
        - Pas de la façon dont tu parles.
        Alors elle se tut. J’écoutais ses pensées tandis qu’elle étudiait différentes possibilités, essayant de décoder le sens de mes paroles.
        - Tu n’y es pas du tout, lui dis-je.
        - Un indice ?
        - S’il te plaît Tanya, laisse tomber.

        Elle se tut de nouveau, toujours spéculative. Je l’ignorai, essayant en vain d’apprécier les étoiles.
        Elle abandonna après un moment, et ses pensées partirent dans une nouvelle direction.
        Où iras-tu, si tu t’en vas ? Chez Carlisle ?
        - Je ne crois pas, murmurai-je.
        Où irais-je? Je ne pouvais pas penser à un seul endroit sur Terre qui présentât un quelconque intérêt pour moi. Il n’y avait rien que j’avais envie de voir ou de faire. Parce que, peu importe ou j’irais, je n’irais jamais vers un endroit – je m’échapperais simplement d’un autre.
        Je détestais cela. Quand étais-je devenu si lâche?
        Tanya enroula ses bras minces autour de mes épaules. Je me raidis, mais ne reculai pas à son contact. Cela n’était rien d’autre qu’un geste amical. Ou presque.
        - Je pense que tu vas rentrer, dit-elle, sa voix reprenant son léger accent russe. Peu importe ce qui... ou qui... qui te hante. Tu va y faire face. C’est bien ton genre.
        Ses pensées étaient aussi assurées que ses mots. J’essayai d’adopter la vision de moi qu’elle se représentait dans sa tête. Celui qui faisait face. Il était plaisant de penser cela de moi-même. Je n’avais jamais douté de mon courage, de ma capacité à faire face aux difficultés, avant cette horrible heure en classe de biologie, il n'y a pas si longtemps.
        J’embrassai sa joue, me retirant promptement lorsqu’elle tourna son visage vers le mien, ses lèvres déjà plissées. Elle sourit d’un air piteux devant ma rapidité.
        - Merci Tanya. J’avais besoin d’entendre tout ça.
        Ses pensées devinrent arrogantes. De rien, j’imagine. J’aimerais que tu sois plus raisonnable sur certains sujets, Edward.
        - Je suis désolé, Tanya. Tu sais que tu es trop bien pour moi. C’est juste... que je n’ai pas encore trouvé ce que je cherche.
        - Eh bien, si tu pars avant que je ne te revoie... au revoir, Edward.
        - Au revoir, Tanya.

        Alors que je disais ces mots, je pouvais le voir. Je pouvais me voir partir. Être assez fort pour retourner au seul endroit où je voulais être.
        - Merci encore.
        Elle fut sur ses pieds en un mouvement agile, puis elle s’échappa, se faufilant à travers la neige si rapidement que ses pieds n’avaient pas le temps de s’enfoncer dedans ; elle ne laissa aucune trace derrière elle. Elle ne regarda pas en arrière. Mon rejet l’avait plus affectée qu’elle ne le laissait croire, même dans ses pensées. Elle ne voudrait pas me voir avant que je ne parte.
        Ma bouche se tordit de chagrin. Je n’aimais pas avoir blessé Tanya, même si ses sentiments n’étaient pas profonds, purs, et en aucun cas, quelque chose que je puisse lui rendre. Cela me faisait me sentir moins qu’un gentleman.
        Je mis mon menton sur mes genoux, et commençai à regarder les étoiles de nouveau, même si je me sentais soudainement pressé de partir. Je savais qu’Alice me verrait revenir à la maison, qu’elle le dirait aux autres. Cela les rendrait heureux – surtout Carlisle et Esmé. Mais je fixai les étoiles pendant un moment, essayant de voir au-delà du visage dans mon esprit. Entre moi et les lumières brillantes dans le ciel, une paire d’yeux marron chocolat perplexes me fixait, semblant se demander ce que cette décision voulait dire pour elle. Bien sûr, je ne pouvais pas être certain que ce soit vraiment l’information que ses yeux cherchaient. Même dans mon imagination, je ne pouvais pas entendre ses pensées. Les yeux de Bella Swan continuaient de me questionner, et les étoiles continuaient de m’échapper. Avec un lourd soupir, j’abandonnai et me levai. Si je courais, je serais de retour chez Carlisle en moins d’une heure...
        Dans la hâte de revoir ma famille – et vraiment désireux d’être le Edward qui faisait face à tout – je courus à travers le champ de neige étoilé, ne laissant aucune empreinte.

        - Ça va aller, souffla Alice.
        Ses yeux n’étaient pas concentrés, et Jasper avait posé une main légère sous son coude, la guidant tandis que nous marchions groupés dans la petite cafétéria. Rosalie et Emmett ouvraient la voie, Emmett ressemblant ridiculement à un garde du corps en milieu hostile. Rose semblait méfiante aussi, mais  plus irritée que protectrice.
        - Bien sûr que oui, grommelai-je.
        Leur comportement était grotesque. Si je n’avais pas été sûr de pouvoir gérer cette situation, je serais resté à la maison.
        Notre matinée normale, presque joueuse avait soudain était bouleversée – il avait neigé dans la nuit, et Emmett et Jasper étaient assez enfantins pour profiter de ma distraction pour me bombarder de boules de neige ; quand ils en avaient eu assez de mon manque de réaction, ils s'étaient retournés l’un vers l’autre –, transformée en cette vigilance exagérée qui aurait pu être comique si elle n’avait pas été aussi irritante.
        - Elle n’est pas là, mais elle va entrer... Elle ne sera pas dans le courant d’air si nous nous asseyons à notre place habituelle.
        - Bien sûr qu’on va s'asseoir à notre place habituelle. Arrête ça, Alice. Tu commences à m'énerver. Tout va bien se passer.

        Elle cligna des yeux tandis que Jasper l’aidait à s'asseoir, et ses yeux se concentrèrent finalement sur mon visage. 
        - Hmm, dit elle, l’air surprise. Je pense que tu as raison.
        - Bien sûr que j’ai raison,
    murmurai-je.
        Je détestais être au centre de toutes les préoccupations. Je me sentis soudainement pris de sympathie pour Jasper, me souvenant de toutes les fois où nous rôdions autour de lui, surprotecteurs. Il rencontra mon regard.
        Énervant, n’est ce pas?
        Je lui fis une grimace.
        Était-ce vraiment la semaine dernière que cette longue pièce terne me semblait ennuyeuse à mourir ? Était ce vraiment comme une nuit de sommeil, un coma de me retrouver ici ?
        Aujourd’hui j’avais les nerfs à vif – des cordes sensibles, tendues au maximum, prêtes à lâcher sous la moindre pression. Mes sens étaient en alerte maximum, je scannais chaque son, chaque soupir, chaque mouvement de l’air qui touchait ma peau, chaque pensée. Spécialement les pensées. Il n’y avait qu’un seul sens que je verrouillais, refusant de l’utiliser. L’odorat, bien sûr. Je ne respirais pas.
        Je m'attendais à entendre plus de choses sur les Cullen dans les pensées qui je passais au crible. Toute la journée j’avais attendu, cherchant une nouvelle connaissance à qui Bella Swan aurait pu se confier, essayant de voir dans quelle direction les potins allaient. Mais il n’y avait rien. Personne n’avait remarqué les cinq vampires de la cafétéria, tout était comme avant, avant que la nouvelle fille n’arrive. Plusieurs humains pensaient toujours à la fille, pensant toujours les mêmes choses que la semaine dernière. Au lieu de trouver cela terriblement ennuyeux, j’étais fasciné à présent.
        N’avait-elle rien dit à personne sur moi ?
        Elle avait forcément remarqué mon regard assassin. Je l’avais vue réagir. Evidemment, je l’avais effrayé. J’étais persuadé qu’elle l’aurait mentionné à quelqu’un, peut-être même exagérant l’histoire pour la rendre meilleure. Me donnant quelques répliques menaçantes.
        Puis, elle m’avait entendu essayer de changer mon heure de biologie. Elle avait dû se demander, après avoir vu mon expression, si elle en était la cause. Une fille normale aurait demandé quelques informations, comparant son expérience avec les autres, cherchant une explication rationnelle à mon comportement pour ne pas se sentir seule. Les humains étaient désespérément en recherche de normalité, pour se sentir intégrés. Pour se mêler aux personnes les entourant, comme un troupeau de moutons conformistes. Ce besoin était particulièrement fort durant l’adolescence. Cette fille ne ferait pas exception à la règle.
        Mais personne n’avait remarqué que nous nous étions assis ici, à notre table habituelle. Bella devait être exceptionnellement timide, pour ne pas se confier à qui que ce soit. Peut-être avait-elle parlé à son père, peut-être avait-elle une relation très forte avec lui... même si cela semblait improbable, étant donné le peu de temps qu’elle avait passé avec lui durant sa vie. Elle devait être plus proche de sa mère. Et pourtant, je devrais aller rendre une petite visite au Chef Swan un de ces jours pour écouter ce qu’il
    pensait.      
        - Quelque chose de nouveau ? demanda Jasper.
        - Rien. Elle... n’a rien dû dire.
        Ils levèrent tous un sourcil devant cette nouvelle.
        - Peut-être que tu n’es pas aussi effrayant que tu le penses, dit Emmett, gloussant. Je te parie que je l’aurais plus effrayée que ça.
        Je levai les yeux au ciel.
        - Je me demande pourquoi... ?
        Il était perplexe devant ma révélation sur le silence inhabituelle de cette fille.
        - On en a déjà parlé. Je ne sais pas.
        - Elle arrive,
    murmura alors Alice.
        Je sentis me corps se raidir.
        - Essayez d’avoir l’air humains.
        - Humains, tu dis ?
    pointa Emmett.
        Il souleva son poing droit, écartant les doigts pour nous laisser voir une boule de neige qu’il avait gardé dans sa paume. Bien sûr, elle n’y avait pas fondu. Il la compacta en un petit bloc de glace bosselé. Il regardait Jasper, mais je vis la direction que prenaient ses pensées. Alice aussi, bien sûr. Quand il lança soudainement le morceau de glace sur elle, elle l’écarta d’un battement de doigt. La glace ricocha à l’autre bout de la cafétéria, trop rapide pour être captée par des yeux humains, et se brisa contre le mur, y laissant une fissure. Le mur se brisa légèrement aussi.
        Toutes les têtes dans ce coin de la pièce se tournèrent pour regarder le tas de glace sur le sol, puis elles pivotèrent pour trouver le coupable. Elles ne regardèrent pas plus loin que les quelques tables aux alentours. Personne ne nous regarda.
        - Très humain, Emmett, dit Rosalie, cinglante. Pourquoi ne frappes-tu pas le mur tant que tu y es ?
        - Ça aurait l’air plus impressionnant si tu le faisais, bébé.

        J’essayai de porter mon attention sur eux, de garder un sourire sur mon visage comme si je faisais partie de leur badinage. Je ne me permettrais pas de regarder vers la queue où je savais qu’elle se tenait. Mais je n’écoutais que ça.
        Je pouvais entre les pensées impatientes de Jessica à propos de la nouvelle fille qui semblait distraite elle aussi, immobile dans la queue. Je vis, dans les pensées de Jessica, que les joues de Bella Swan étaient une fois de plus vivement colorées par le sang.
        Je pris quelques bouffées d’air superficielles, prêt à arrêter de respirer au premier signe de son parfum qui toucherait l’air près de moi.
        Mike Newton était avec les deux filles. J’entendais ses deux voix, mentale et verbale, lorsqu’il demanda à Jessica ce qui n’allait pas avec la fille Swan. Je n’aimais pas la façon dont ses pensées enveloppaient Bella, le tourbillon de fantasmes déjà établis qui embrumaient son esprit pendant qu’il la regardait avancer et sortir de sa rêverie, comme si elle avait oublié qu'il était là. 
        - Rien, entendis-je Bella dire, d’une voix claire, mais faible.
        Elle semblait résonner comme un carillon à travers le babillage la cafétéria, mais je savais que c’était parce que je l’écoutais intensément.
        - Je prendrai juste un soda aujourd’hui, continua-t-elle tandis qu’elle avançait pour rattraper la queue.
        Je ne pus pas m'empêcher de jeter un regard dans sa direction. Elle fixait le sol, le sang se retirant lentement de son visage. Je détournai rapidement le regard, vers Emmett, qui se moquait de mon expression pleine de souffrance.
        T’as l’air malade, frangin.
        Je me repris, pour retrouver une expression décontractée et sereine.
        Jessica se demandait tout haut pourquoi la fille n’avait pas d’appétit.
        - Tu n’as pas faim ?
        - En fait, je me sens un peu mal.

        Sa voix était basse, mais toujours très claire. Pourquoi cela me dérangeait-il, cette préoccupation protectrice qui émana soudain des pensées de Mike Newton ? Pourquoi m’importait-il qui il y ait une pointe de possessivité en lui ? Ce n’étaient pas mes affaires si Mike Newton se sentait inutilement anxieux pour elle. Peut-être était-ce ainsi que tout le monde se sentait envers elle. N’avais-je pas instinctivement voulu la protéger, moi aussi ? Avant de vouloir la tuer, c’était...
        Mais est-ce que la fille était malade ?
        Difficile d’en juger – elle avait l’air si fragile avec sa peau translucide... C'est alors que je réalisai que je m’inquiétais aussi, tout comme cet imbécile de garçon, et je me forçai à ne pas penser à sa santé.
        Malgré tout, je n’aimais pas la surveiller à travers les pensées de Mike Newton. Je changeai vers celles de Jessica, regardant attentivement alors qu’ils se dirigeaient tous trois vers la table la plus proche. Heureusement, ils s’assirent avec les compagnons habituels de Jessica, sur une des premières tables de la pièce. Pas dans la courant d’air, comme Alice l’avait promis.
        Alice me donna un petit coup de coude. Elle va regarder, aie l’air humain.
        Je grinçai des dents derrière ma grimace.
        - Relax Edward, dit Emmett. Honnêtement. Tu tues un humain. C’est pas la fin du monde.
        - Tu en sais quelque chose,
    murmurai-je.
        Emmett rit.
        - Il faut que tu t’en remettes. Comme moi. L’éternité est trop longue pour se complaire dans la culpabilité.
        À ce moment-là, Alice lança une petite poignée de glace, qu’elle avait cachée dans sa main, droit dans le visage d’Emmett.
        Il cligna des yeux, surpris, et grimaça.
        - Tu l’auras cherché, dit il, s'avançant sur la table pour s’ébouriffer dans sa direction.
        La neige, fondant avec la chaleur de la pièce, s’envola de ses cheveux en une bouillie mi-liquide mi-glacée.
        - Hé ! se plaignit Rosalie, tandis qu'Alice et elle reculaient devant le déluge.
        Alice rit, et nous la suivîmes. Je voyais dans sa tête qu’elle avait orchestré ce moment parfait, et je savais que la fille – je devais arrêter de penser à elle comme ça, comme si elle était la seule fille au monde – que Bella nous regarderait riant et jouant, semblant heureux et humains, presque irréels et idéaux, comme dans une peinture de Norman Rockwell.
        Alice continua de rire, et prit son plateau comme bouclier. La fille – Bella devait toujours nous regarder.
        ... elle regarde encore les Cullen, pensa quelqu’un, captant mon attention.
        Je regardai automatiquement vers cet appel non intentionnel, réalisant quand mes yeux atteignirent la destination que je reconnaissais cette voix – je l’avais trop écoutée aujourd’hui.
        Mais mes yeux dépassèrent Jessica et se portèrent sur le regard pénétrant de la fille.
        Elle baissa les yeux rapidement, se cachant derrière ses cheveux.
        A quoi pensait-elle ? La frustration semblait de plus en plus forte au fur et à mesure que le temps passait, au lieu de se ramollir. J’essayai – incertain de ce que j’étais en train de faire car je n’avais jamais essayé avant – de sonder le silence qui l’entourait. Mon ouïe supplémentaire m’était toujours venue naturellement, sans avoir à me forcer ; je n’avais jamais dû m’exercer. Mais je me concentrais à présent, essayant de briser ce bouclier qui l’entourait.
        Rien, que du silence.
        Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? pensa Jessica, faisant écho à ma propre frustration.
        - Edward Cullen te mate, murmura-t-elle à l’oreille de la fille Swan, avec un petit gloussement.
        Il n’y avait pas une pointe de son irritation jalouse dans son ton. Jessica semblait très douée pour feindre l’amitié.
        Trop absorbé, j’écoutai moi aussi la réponse de la fille.
        - Il n’a pas l’air énervé, n’est ce pas ? murmura-t-elle en retour.
        Donc, elle avait bien remarqué ma réaction violente de la semaine dernière. Bien sûr qu’elle l’avait remarquée.
        La question perturba Jessica. Je vis mon propre visage dans ses pensées tandis qu’elle vérifiait mon expression, mais je ne rencontrai pas son regard. Je me concentrais toujours sur la fille, essayant d’entendre quelque chose. Ma concentration intense ne semblait pas du tout m’aider.
        - Non, lui dit Jess, et je sus qu’elle aurait aimé dire oui – comme si le fait que je regarde Bella lui restait en travers – même si sa voix ne laissait rien paraître. Il devrait l’être ?
        - Je ne pense pas qu’il m’aime beaucoup, chuchota la fille en retour, posant sa tête sur son bras comme si elle était soudain fatiguée.
        J’essayai de comprendre son mouvement, mais je pouvais seulement émettre des hypothèses. Peut-être était-elle fatiguée.
        - Les Cullen n’aiment personne, la rassura Jess. En fait, ils ne remarquent personne d’autre qu’eux-mêmes. Ou plutôt ils ne le faisaient jamais.
        Ses pensées étaient désormais une complainte.
        - Mais il te regarde toujours.
        - Arrête de le regarder,
    dit anxieusement la fille, soulevant sa tête de son bras pour être sûre que Jessica obéissait à cet ordre.
        Jessica gloussa, mais fit ce qu’on lui dit.
        La fille ne regarda pas en dehors de sa table durant tout le reste de l’heure. Je pensai – pensai bien sûr, je ne pouvais pas être certain – que c’était délibéré. Il semblait qu’elle voulait me regarder. Son corps se tournait légèrement dans ma direction, son menton commençait à se tourner, puis elle se ressaisissait, prenait une grande inspiration, et fixait la personne qui parlait, qui que ce soit.
        J’ignorai les autres pensées autour de la fille, pour la plupart, car momentanément, elles ne la concernaient pas. Mike Newton prévoyait une bataille de neige dans le parking après les cours, il ne semblait pas réaliser que la neige s’était déjà transformée en pluie. Le battement des doux flocons contre le toit s’était transformé en la plus commune des averses. Ne pouvait-il réellement pas entendre ce changement ? Cela me semblait bruyant.
        Quand l’heure du déjeuner fut terminée, je restai à ma place. Les humains sortaient, et je me surpris à essayer de distinguer le bruit de ses pas parmi ceux des autres élèves, comme s'il y avait quelque chose d’important et d’inhabituel chez eux. Comme c’était stupide.
        Ma famille ne fit aucun mouvement pour partir non plus. Ils attendaient de voir ce que j’allais faire.
        Irais-je en classe, m'asseoir à côté de la fille, là où je pourrais sentir la puissance absurde du parfum de son sang, et sentir la chaleur de son pouls contre ma peau ? Étais-je assez fort pour ça ? Ou en avais-je eu assez pour un seul jour ?
        - Je... pense que ça va aller, dit Alice, hésitante. Tu es décidé. Je pense que tu vas arriver au bout de cette heure.
        Mais Alice savait bien à quelle vitesse un esprit pouvait changer.
        - Pourquoi tenter le diable, Edward ? demanda Jasper.
        Même si il ne voulait pas se sentir suffisant du fait que je sois pour une fois celui qui était faible, je pouvais l’entendre l’être, juste un tout petit peu.
        - Rentre à la maison. Vas-y doucement.
        - C’est quoi le problème ?
    dit Emmett, pas d’accord. Soit il la tue, soit il ne la tue pas. Autant en finir maintenant, quoi qu’il se passe.
        - Je ne veux pas déménager aussi tôt, se plaignit Rosalie. Je ne veux pas tout recommencer. On a presque fini le lycée, Emmett. Enfin.
        J’étais tout aussi divisé sur cette décision. Je voulais, vraiment, avoir cette confrontation plutôt que de la fuir. Mais je ne voulais pas aller trop loin non plus. Cela avait été une erreur la semaine dernière que Jasper tienne si longtemps sans aller chasser ; étais-je en train de commettre une erreur aussi bête ?
        Je ne voulais pas déraciner ma famille. Aucun d’entre eux ne m’en serait reconnaissant.
        Mais je voulais aller en biologie. Je réalisai que je voulais revoir son visage.
        C’est cela qui me décida. La curiosité. J’étais en colère après moi pour ressentir cela. Ne m’étais-je pas promis que je ne laisserais pas le silence de l’esprit de cette fille me rendre excessivement intéressé par elle ? Et pourtant, j’étais la, excessivement intéressé. 
        Je voulais savoir ce qu’elle pensait. Son esprit était fermé, mais ses yeux étaient ouverts. Peut-être pourrais-je les lire à la place.
        - Non, Rose. Je pense vraiment que ça va bien se passer, dit Alice. Ça... s’affirme. Je suis sûre à 90% que rien de mauvais ne va arriver s'il va en classe.
        Elle me regarda avec curiosité, se demandant ce qui avait changé dans mes pensées pour que ses visions du futur soient à ce point sans risque.
        La curiosité suffirait-elle à garder Bella Swan en vie ?
        Toutefois, Emmett avait raison – pourquoi ne pas en finir, quoi qu’il arrive ? Je ferais face à la tentation durant cette confrontation.
        - Allez en classe, ordonnai-je, m'éloignant de la table.
        Je me retournai et m’éloignai d’eux à grands pas sans regarder derrière moi. Je pouvais entendre l’inquiétude d’Alice, le mécontentement de Jasper, l’approbation d’Emmett et l'irritation de Rosalie me poursuivre.
        Je pris une dernière bouffée d’air près de la porte de la classe, et je la retins dans mes poumons tandis que je marchais dans la petite pièce chaude.
        Je n'étais pas en retard. Mr. Banner préparait toujours l'expérience d’aujourd’hui. La fille était assise à ma – à notre – table, le visage baissé, fixant la chemise cartonnée sur laquelle elle gribouillait. J’examinai son croquis en m’approchant, intéressé même par cette création triviale de son esprit, mais ça n’avait pas de sens. Un simple barbouillage de cercles dans d’autres cercles. Peut-être ne se concentrait-elle pas sur les formes, mais pensait-elle à autre chose ?
        Je tirai ma chaise en arrière avec plus de force que nécessaire, la faisant racler sur le sol ; les humains se sentent mieux lorsqu’un bruit de la sorte annonce l’arrivée de quelqu’un.
        Je sus qu’elle avait entendu le son ; elle ne leva pas les yeux, mais sa main rata un cercle dans son dessin, le rendant irrégulier.
        Pourquoi ne leva-t-elle pas les yeux ? Elle était probablement effrayée. Je devais m’assurer de lui faire une autre impression cette fois-ci. Lui faire croire qu’elle s’était fait des idées.
        - Bonjour, dis-je d’une voix douce, celle que j’utilisais pour mettre les humains à l’aise, et affichant un sourire poli, sans toutefois montrer mes dents.

     

    Chapitre 2. A livre ouvert (part.2)

        Alors elle leva la tête, ses grand yeux marrons surpris – presque abasourdis – et pleins de questionnements silencieux. C’était la même expression qui avait obstrué mon esprit la semaine passée.
        Alors que je fixai ces yeux marrons étrangement profonds, je réalisais que la haine – cette haine que j’avais imaginée qu’elle méritait simplement parce qu’elle existait – s'était évaporée. Sans respirer, sans goûter son parfum, il m’était difficile de croire que quelqu’un d’aussi vulnérable puisse faire un jour l’objet de la haine de quelqu’un.
        Ses joues commencèrent à devenir roses, et elle ne dit rien.    
        Je gardais mes yeux sur elle, me concentrant seulement sur leur profondeur, essayant d’ignorer l’appétissante couleur que prenait sa peau. J’avais assez d’air pour parler encore un peu sans inhaler.
        - Je m'appelle Edward Cullen, dis-je, même si je savais qu’elle le savait déjà – c’était la façon le plus polie de commencer. Je n’ai pas eu la chance de me présenter la semaine dernière. Tu dois être Bella Swan.
        Elle sembla décontenancée – il y avait une petite ride entre ses yeux de nouveau. Il lui fallut une demi-seconde de trop pour formuler sa réponse.
        - Comment connais-tu mon nom ? demanda-t-elle, et sa voix trembla légèrement.
        J’avais vraiment dû la terrifier. Cela me fit me sentir coupable ; elle était totalement sans défense. Je ris doucement – c'était un son qui, je le savais, mettait les humains à l’aise. Une nouvelle fois, je fus très prudent concernant mes dents.
        - Oh, je pense que tout le monde connaît ton nom.
        Elle avait sûrement dû réaliser qu’elle était devenue le centre d’attention de cette ville ennuyeuse.
        - Tout la ville t’attendait.
        Elle fronça les sourcils comme si cette information ne lui plaisait pas. Je supposai que, timide comme elle l’était, l’attention était une mauvaise chose pour elle. Pour la plupart des humains c’était le contraire. Même s'ils ne voulaient pas être hors du troupeau, d’un autre côté, ils désiraient être sous les projecteurs pour afficher leur personnalité individuelle.
        - Non, dit-elle. Je veux dire, pourquoi m’as-tu appelée Bella ?
        - Tu préfères Isabella ?
    demandai-je, perplexe, ne voyant pas où cette question allait nous amener.
        Je ne comprenais pas. Elle avait pourtant clairement exposé sa préférence plusieurs fois le premier jour. Tous les humains étaient-ils aussi incompréhensibles sans leur esprit pour me guider ?
        - Non, j’aime Bella, répondit-elle, penchant légèrement sa tête sur le côté.
        Son expression – si je la lisais correctement – était déchirée entre l'embarras et la perplexité.
        - Mais je pense que Charlie – je veux dire mon père – m'appelle Isabella derrière mon dos. Il semblerait que tout le monde ici me connaisse par ce nom.
        Son teint s’assombrit d’un ton de rose.
        - Oh, dis-je piteux, me détournant rapidement de son visage.
        Je venais juste de réaliser ce que sa question voulait réellement dire : j’avais fait un faux pas – une erreur. Si je n’avais pas écouté les conversations de tout le monde le premier jour, alors je me serais adressé à elle en utilisant son nom complet, comme tout le monde. Elle avait remarqué la différence.
        Je ressentis un léger malaise. Elle avait détecté mon erreur très rapidement. Très astucieux, surtout pour quelqu’un qui était supposé être terrifié par ma proximité.
        Mais j’avais de plus gros problèmes que de savoir quelles suspicions elle gardait verrouillées dans sa tête.
        Je n’avais plus d’air. Si je voulais parler de nouveau, je devrais inhaler.
        Il serait difficile d’éviter de parler. Malheureusement pour elle, partager cette table avec moi faisant d’elle ma partenaire de laboratoire, et nous aurions à travailler ensemble aujourd’hui. Il lui semblerait bizarre – et incroyablement malpoli – que je l’ignore pendant la leçon. Cela la rendrait plus suspicieuse, plus effrayée...
        Je m’écartai d’elle autant que je le pouvais, sans bouger de mon siège, tournant ma tête vers l’allée. Je m’arc-boutai, verrouillant mes muscles, et pris une rapide bouffée d’air, à travers ma bouche seulement.
        Ahh !
        C’était vraiment douloureux. Même sans la sentir, j’avais son goût sur ma langue. Ma gorge fut de nouveau en feu, désirant chaque morceau aussi fort que la première fois où j’avais senti son odeur, la semaine passée.
        Je serrai les dents, tentant de me ressaisir.
        - Commencez, ordonna M. Banner.
        J’eus l’impression d'utiliser chance once du contrôle que j’avais acquis durant 70 ans de dur labeur pour me retourner vers la fille, qui fixait la table, et je souris.
        - Honneur aux dames ? offris-je.
        Elle regarda mon expression de son visage ébahi, les yeux grands ouverts. Y avait-il quelque chose de bizarre dans mon expression ? Était-elle de nouveau apeurée? Elle ne parla pas.
        - Ou je peux commencer si tu le souhaites, dis-je doucement.
        - Non, dit elle, son visage passant du blanc au rouge. Je vais commencer.
        Je fixai le matériel sur la table, le microscope abîmé, la boîte de lamelles, plutôt que de regarder le sang tourbillonner sous sa peau claire. Je pris une autre bouffée rapide, à travers mes dents, grimaçai à la douleur soudaine dans ma gorge.
        - Prophase, dit elle après un examen rapide.
        Elle commença à retirer la lamelle, alors qu’elle l’avait à peine examinée.
        - Ça te dérange si je jette un coup d’œil ?
        Instinctivement – stupidement, comme si j’étais de son espèce – je tendis la main pour l'empêcher de retirer la lamelle. Pendant une seconde, la chaleur de sa peau brûla la mienne. C’était comme une impulsion électrique – sûrement bien plus chaud que les habituels 37 degrés. La chaleur remonta à travers ma main jusque dans mon bras. Elle retira sa main de sous la mienne.
        - Je suis désolé, marmonnai-je entre mes dents serrés.
        Cherchant quelque chose à regarder, je saisis le microscope et regardai brièvement dans l’oculaire. Elle avait raison.
        - Prophase, acquiesçai-je.
        Elle était encore trop perturbée pour me regarder. Respirant aussi calmement que possible à travers ma mâchoire serrée, et essayant d’ignorer ma soif féroce, je me concentrai sur ma mission très simple, écrire les mots sur la ligne appropriée de la fiche de laboratoire, et remplacer la première lamelle par la suivante.
        À quoi pensait-elle maintenant ? Qu’avait-elle ressenti, lorsque j’avais touché sa main ? La mienne avait dû lui sembler glaciale – repoussante. Voilà pourquoi elle était si silencieuse.
        Je jetai un coup d’œil à la lamelle.
        - Anaphase, me dis-je à moi même, écrivant sur la seconde ligne.
        - Puis-je ? demanda-t-elle.
        Je la regardai, surpris de voir qu’elle attendait, une main à moitié posée sur le microscope. Elle n’avait pas l’air effrayée. Pensait-elle vraiment que je m'étais trompé ?
        Je ne pus pas m'empêcher de sourire devant son visage plein d'espoir lorsque je poussai le microscope dans sa direction.
        Elle regarda dans l’oculaire avec une ferveur qui s’évanouit rapidement. Les commissures de sa bouche redescendirent.
        - La troisième lamelle ? demanda-t-elle, sans ôter son regard du microscope, mais en tendant sa main.
        Je lâchai la lamelle suivant dans sa paume, sans laisser ma peau la toucher cette fois-ci. Être assis à côté d’elle était comme se trouver à côté d’une lampe à infrarouges. Je pouvais me sentir me réchauffer légèrement grâce à sa température.
        Elle ne regarda pas la lamelle bien longtemps.
        - Interphase, dit elle nonchalamment – essayant peut-être un peu trop d’avoir l’air nonchalante – en poussant le microscope vers moi.
        Elle ne toucha pas le papier, mais attendit que j’écrive la bonne réponse – elle avait raison une nouvelle fois.
        Nous finîmes ainsi, parlant un mot à la fois, et ne rencontrant jamais le regard de l’autre. Nous étions les seuls à avoir fini – les autres élèves avaient du mal. Mike Newton semblait rencontrer quelques problèmes de concentration – il essayait de nous regarder, Bella et moi.
        J’aimerais qu’il retourne d’où il vient, pensa Mike qui me surveillait, sulfureux. Hmmm, intéressant. Je n’avais pas réalisé que le garçon nourrissait une telle malveillance à mon égard. C’était une nouveauté, due à la récente arrivée de la fille, semblait-il. Encore plus intéressant, pensai-je – à ma surprise – puisque ce sentiment était mutuel.
        Je regardai la fille une nouvelle fois, perplexe devant les dégâts et bouleversements que, malgré son ordinaire et paisible apparence, elle infligeait à ma vie.
        Ce n’était pas que je ne pouvais pas comprendre ce que Mike ruminait. En fait, elle était plutôt jolie... d’une manière peu ordinaire. Au-delà de la simple beauté, son visage était intéressant. Pas exactement symétrique – son menton étroit était décentré par rapport à ses joues, extrêmement colorées – les contrastes sombres et clairs de sa peau et de ses cheveux; et puis il y avait ses yeux, bourdonnants de secrets silencieux...
        Des yeux qui soudains transpercèrent les miens.
        Je la regardai moi aussi, essayant de découvrir l’un de ses secrets.
        - Tu as mis des lentilles ? demanda-t-elle soudainement.
        Quelle question étrange.
        - Non, dis-je en souriant presque à l'idée saugrenue d’améliorer ma vue.
        - Oh, marmonna-t-elle. Je pensais qu’il y avait quelque chose de différent dans tes yeux.
        Je me sentis soudainement encore plus froid, et réalisai que je n’étais apparemment pas le seul à essayer de découvrir des secrets aujourd’hui.
        Je haussai mes épaules raides, et je jetai un regard furieux vers l’endroit où le professeur faisait ses rondes.
        Bien sûr qu'il y avait quelque chose de différent dans mes yeux par rapport à la dernière fois qu’elle y avait plongé son regard. Pour me préparer à l’épreuve d’aujourd’hui, à cette tentation, j’avais passé le week-end entier à chasser, étanchant ma soif autant que possible, me forçant même un peu. Je m’étais saturé de sang animal, bien que cela ne fasse pas vraiment de différence comparé à ce parfum outrageux qui flottait dans l’air autour d’elle. Quand je l’avais regardée la dernière fois, mes yeux étaient noirs de soif. Maintenant, mon corps nageait dans le sang, mes yeux étaient d’un doré chaleureux. Légèrement ambrés dû à l’étanchement excessif de ma soif.
        Encore un faux pas. Si j’avais vu là où elle voulait en venir avec sa question, j’aurais pu lui répondre oui, tout simplement.
        Je m’étais assis à côté d’humains durant deux ans dans cette école, et elle était la première à m’examiner d’assez près pour noter ce changement dans la couleur de mes yeux. Les autres, quand ils admiraient la beauté de ma famille, avaient tendance à baisser les yeux rapidement quand nous leur rendions leurs regards. Ils se protégeaient, bloquant les détails de notre apparence, tentant inconsciemment de ne pas comprendre. L’ignorance faisait le bonheur de l'esprit humain.
        Pourquoi était-ce cette fille qui voyait tant de choses ?
        M. Banner s’approcha de notre table. J’inhalai avec gratitude le jaillissement d’air frais qu’il amena avec lui avec qu’il ne se mélange au parfum de la fille.
        - Alors Edward, dit-il, en regardant nos réponses, tu n’as pas jugé bon de laisser une petite chance à Isabella avec le microscope ?
        - Bella,
    le corrigeai-je instinctivement. Et en fait, elle en a identifié trois sur cinq.
        Les pensées de Mr. Banner étaient sceptiques et il se tourna pour regarder la fille.
        - As-tu étudié ce chapitre auparavant ?
        Je la regardai, absorbé, tandis qu’elle souriait, l’air légèrement embrassée.
        - Pas avec des racines d’oignon.
        - De la blastula de féra ?
    sonda M. Banner.
        - Oui.
        Cela le surprit. L'expérience d’aujourd’hui était tirée d’un cours un peu plus avancé. Il secoua la tête, pensif devant la fille.
        - Tu étais dans un cours avancé à Phoenix ?
        - Oui.

        Elle était donc avancée, intelligente pour une humaine. Cela ne me surprit pas.
        - Bien, dit M. Banner, plissant les lèvres. J’imagine que c’est une bonne chose que vous soyez partenaires tous les deux.
        Il se retourna et partit en marmonnant.
        - Comme ça les autres élèves auront une chance d’apprendre quelque chose par eux-mêmes, grommela-t-il.
        Je doutais que la fille ait pu entendre ça. Elle recommença à dessiner ces petits cercles sur sa pochette.
        Deux faux pas jusque-là, en seulement une demi-heure. Une piètre performance de ma part. Bien que je ne sache pas du tout ce que la fille pensait de moi – combien elle me craignait, combien elle me suspectait ? – je savais que j’aurais besoin de produire plus d’efforts pour la laisser avec une nouvelle impression de moi. Quelque chose qui noierait ses souvenirs de notre dernière rencontre, quelque peu féroces.
        - C’est dommage pour la neige, n’est-ce pas ? dis-je, répétant une conversation que j’avais entendue auprès de dizaines d’étudiants.
        Un sujet de conversation standard et ennuyeux. La météo – toujours garanti.
        Elle me fixa en proie à un doute évident – une réaction anormale à mes mots très banals.
        - Pas vraiment, dit-elle, me surprenant une nouvelle fois.
        J’essayai d’emmener cette conversation sur un chemin plus sécurisé. Elle venait d’un endroit plus clair, plus chaud – sa peau semblait refléter cela malgré sa blancheur – et le froid devait la déranger. En tout cas, mon contact froid l’avait fait.
        - Tu n’aimes pas le froid, pronostiquai-je
        - Ni l’humidité, acquiesça-t-elle.
        - Cela doit être dur pour toi de vivre à Forks.
        Peut-être n’aurais-tu pas dû venir ici, voulus-je ajouter. Peut-être devrais-tu retourner de là d'où tu viens.
        Je n’étais pas sûr de le vouloir, cependant. Je me souviendrais toujours de l’odeur de son sang – y avait-il une quelconque garantie que je ne la suive pas ? De plus, si elle partait, son esprit resterait un mystère à jamais. Un puzzle incomplet pour toujours.
        - Tu n’imagines même pas, dit-elle, d’une voix basse, regardant au loin pendant un moment.
        Ses réponses n’étaient jamais celles que j’attendais. Elles me donnaient envie de lui poser d’autres questions.
        - Alors pourquoi es-tu venue ? demandai-je, réalisant instantanément que mon ton était trop accusateur.
        La question semblait mal élevée, je mettais un peu trop mon nez dans ses affaires.
        - C’est… compliqué.
        Elle cligna de ses grands yeux, s’en tenant là, et je manquai d’imploser de curiosité – la curiosité brûlait aussi fort que la soif dans ma gorge. En fait, je trouvais qu’il m’était légèrement plus facile de respirer; la souffrance semblait plus supportable avec le temps.
        - Je pense que j’arriverai à suivre, insistai-je.
        Peut-être la simple courtoisie la pousserait-elle à continuer à me répondre tant que je serais assez malpoli pour continuer à lui poser des questions.
        Elle baissa le regard vers ses mains, silencieuse. Cela me rendit impatient ; je voulais mettre ma main sous son menton et relever sa tête pour pouvoir voir ses yeux. Mais il serait stupide – dangereux – de toucher sa peau une nouvelle fois.
        Elle leva soudainement les yeux. C’était un soulagement d’être de nouveau capable de lire ses émotions en eux. Elle parla d’une traite, bousculant ses mots.
        - Ma mère s’est remariée.
        Ah, c’était assez humain, facile à comprendre. La tristesse passa dans ses yeux clairs, et ramena la petite ride sur son front.
        - Ça n’a pas l’air bien compliqué, dis-je.
        Ma voix était douce, sans que j’aie à me forcer. Sa tristesse me rendait bizarrement impuissant, et j'espérais qu’il y ait quelque chose que je puisse faire pour qu’elle se sente mieux. Une étrange impulsion.
        - Quand est-ce arrivé ?
        - En septembre.

        Elle expira lourdement – pas vraiment un soupir. Je retins ma respiration tandis que son souffle chaud caressait mon visage.
        - Et tu n’aimes pas le type ? devinai-je, pêchant de nouvelles informations.
        - Non, Phil est sympa, dit elle, corrigeant ma supposition.
        Il y avait un léger sourire au coin de ses lèvres.
        - Trop jeune peut-être, mais assez gentil.
        Cela ne collait pas au scénario que j’avais construit dans ma tête.
        - Pourquoi n’es-tu pas restée avec eux ? demandai-je, ma voix un peu trop curieuse.
        Cela me donnait l’air d’un fouineur. Ce que j’étais, il fallait l’admettre.    
        - Phil voyage beaucoup. Il est joueur de base-ball.
        Le petit sourire s’affirma ; ce choix de carrière l’amusait.
        Je souris moi aussi, sans le choisir. Je n’essayais pas de la mettre à l’aise. Son sourire m’avait seulement donné envie de lui sourire aussi – pour être dans le secret.
        - Est-ce qu’il est connu ?
        Je faisais défiler la liste des joueurs professionnels de base-ball dans ma tête, me demandant quel Phil était le sien...
        - Non. Il ne joue pas très bien. (Nouveau sourire.) Seulement en seconde ligue. Il change souvent de club.
        La liste dans ma tête changea instantanément, et je définis une liste de possibilités en moins d’une seconde. En même temps, j’imaginais le nouveau scénario.
        - Et ta mère t’a envoyée ici pour pouvoir voyager avec lui, dis-je.
        Faire des suppositions semblait la faire plus parler que de lui poser des questions. Cela marcha encore. Son menton s'avança et elle prit un air entêté.
        - Non, elle ne m’a pas envoyée ici, dit-elle, et sa voix prit un ton dur.
        Mes suppositions l’avaient dérangée, mais je ne voyais pas bien pourquoi.
        - Je suis venue.
        Je ne pouvais pas deviner ce que cela voulait dire, ni la source de ce dépit. J’étais complètement perdu. Donc, j’abandonnai. Cette fille n’avait simplement pas de sens. Elle n’était pas comme les autres humains. Peut-être que le silence de ses pensées et son parfum n’étaient pas les seules choses inhabituelles chez elle.
        - Je ne comprends pas, admis-je, détestant l’admettre.
        Elle soupira, et plongea son regard dans mes yeux plus longtemps que ce que les humains normaux étaient capables de faire.
        - Elle est restée avec moi au début, mais il lui manquait, expliqua-t-elle doucement, son ton devenant plus désespéré à chaque mot. Ça la rendait malheureuse... donc, j’ai décidé qu’il était temps que je passe un peu de temps avec Charlie.
        La petite ride entre ses yeux se renforça.
        - Mais maintenant c’est toi qui es malheureuse, murmurai-je.
        Je ne semblais pas pouvoir m’arrêter d'émettre des hypothèses à haute voix, espérant apprendre de ses réactions. Celle-ci, par contre, ne semblait pas beaucoup m’aider.
        - Et ? dit-elle, comme si cela n’était pas un aspect à prendre en compte.
        Je continuai à plonger dans son regard, sentant que j’arrivais aux portes de son âme. Je vis dans ce seul mot où elle se plaçait elle-même dans l’ordre de ses priorités. Contrairement à la plupart des humains, ses propres besoins étaient bas dans la liste.
        En voyant cela, le mystère de la personne caché derrière cet esprit silencieux commença à s’estomper.
        - Cela ne me semble pas très juste, dis-je.
        Je haussai les épaules, essayant de paraître décontracté, essayant de dissimuler l’intensité de ma curiosité.
        Elle rit, mais il n’y avait aucun amusement dans ce son.
        - On ne te l’a donc jamais dit ? La vie est injuste.
        Je voulus rire à ces mots, mais, moi aussi, je ne sentais pas d’amusement. Je connaissais un peu les injustices de la vie.
        - Je crois bien que j’ai déjà entendu ça quelque part.
        Elle me regarda de nouveau, semblant perplexe une nouvelle fois. Ses yeux vacillèrent, et revinrent sur moi.
        - Voilà, c’est tout, me dit elle.
        Mais je n’étais pas prêt à finir cette conversation. Le petit V entre ses yeux, vestige de son chagrin, m’ennuyait. Je voulais le faire disparaître du bout des doigts. Mais, bien sûr, je ne pouvais pas la toucher. C’était trop risqué de bien des façons.
        - Tu fais bonne figure.
        Je parlai lentement, considérant toujours mes prochaines hypothèses.
        - Mais je suis prêt à parier que tu souffres plus que tu ne le laisses voir.
        Elle fit une grimace, ses yeux se plissèrent et sa bouche se transforma en une moue de travers, et elle regarda vers le fond de la classe. Elle n’aimait pas que j'aie visé juste. Elle n'était le martyre type – elle ne voulait pas de public pour voir sa douleur.
        - Est-ce que je me trompe ?
        Elle tressaillit légèrement, mais prétendit ne pas m’avoir entendu. Cela me fit sourire.
        - C’est ce que je pensais.
        - En quoi est-ce que ça te concerne ?
    demanda-t-elle, le regard toujours ailleurs.
        - C’est une très bonne question, admis-je, plus à moi-même que pour lui répondre.
        Son discernement était meilleur que le mien – elle avait vu juste directement dans le cœur du sujet, pendant que je piétinais au bord, tâtonnant à l’aveuglette. Les détails de sa vie si humaine n'auraient pas dû m’importer. Il était mauvais que je m’intéresse à ce qu’elle pensait. Passé la nécessité de protéger ma famille, les pensées humaines étaient insignifiantes.
        Je n’étais pas habitué à être le moins intuitif d’une conversation. Je m’appuyais trop sur ma seconde écoute – je n’étais apparemment pas aussi perspicace que j’aimais le croire.
        La fille soupira et lança des regards noirs vers le fond de la classe. Quelque chose dans son expression furieuse était comique. Toute cette situation, toute cette conversation était comique. Personne n’avait été plus en danger venant de moi, que cette petite fille – à n’importe quel moment je pouvais, distrait par mon absorption ridicule dans la conversation, inhaler par le nez l’attaquer avant de pouvoir m'arrêter – et elle était irritée parce que je ne voulais pas répondre à sa question.
        - Est-ce que je t’agace ? demandai-je, souriant devant toute cette absurdité.
        Elle me jeta un coup d’œil rapide, puis ses yeux semblèrent piégés par mon regard.
        - Pas exactement, me dit-elle. Je m’agace moi-même en fait. Mon visage est tellement lisible – ma mère m'appelle tout le temps son livre ouvert.
        Elle fronça les sourcils, renfrognée.
        Je la fixai, émerveillé. La raison pour laquelle elle était énervée était parce qu’elle pensait que je lisais en elle trop facilement. Tellement bizarre. Je n’avais jamais déployé autant d’efforts pour comprendre quelque chose de toute ma vie – ou plutôt mon existence, puisque que vie n’était pas exactement le mot juste. Je n’avais pas vraiment de vie.
        - Au contraire, réfutai-je, me sentant étrangement... méfiant, comme s'il y avait un danger caché là, et que je ne le voyais pas.
        J’étais soudainement énervé, ce pressentiment me rendait anxieux.
        - Je te trouve très difficile à lire.
        - Tu dois être un bon lecteur,
    alors, devina-t-elle, faisant sa propre supposition qui était une fois de plus, en plein dans le mille.
        - D’habitude, acquiesçai-je.
        Je souris largement, laissant mes lèvres s'étirer pour exposer une rangée de dents étincelantes, aiguisées comme des lames de rasoir.
        C’était une chose stupide à faire, mais j’avais abruptement, désespérément envie d'envoyer à cette fille un avertissement. Son corps était plus près de moi qu'auparavant, elle s’était tournée inconsciemment durant la conversation. Tous les petits signes qui suffisaient à effrayer le reste de l'humanité ne semblaient par marcher sur elle. Pourquoi n’avait-elle pas reculé de terreur devant moi ? Elle avait sûrement vu assez de mon côté sombre pour réaliser que j’étais dangereux, intuitive comme elle semblait l’être.
        Je n’eus pas le loisir de voir si ma mise en garde avait eu l’effet escompté. M. Banner interpella la classe juste à ce moment-là, et elle détourna son visage une fois de plus. Elle semblait légèrement soulagée par cette interruption, donc sûrement avait-elle compris, inconsciemment.
        Je l'espérais.
        Je reconnus cette fascination qui grandissait en moi, même en essayant de la déraciner. Je ne pouvais pas me permettre de trouver Bella Swan intéressante. Ou plutôt, elle ne pouvait pas se le permettre. Mais déjà, j’avais hâte d’avoir une autre chance de lui parler. Je voulais savoir plus de choses sur sa mère, sa vie avant de venir ici, sa relation avec son père. Tous ces petits détails insignifiants qui étofferaient un peu plus son caractère. Mais chaque seconde que je passais avec elle était une erreur, un risque qu’elle ne devait pas avoir à prendre.
        D’un air distrait, elle agita ses cheveux épais, juste au moment où je m’autorisais à prendre une autre bouffée d’air. Une vague particulièrement concentrée de son parfum frappa le fond de ma gorge.
        Ce fut comme au premier jour – comme une boule de feu. La douleur de cette brûlure sèche me tourna la tête. Je dus agripper la table une nouvelle fois pour rester sur mon siège. Cette fois, j’avais légèrement plus de contrôle. Je n’avais rien cassé, au moins. Le monstre grogna à l'intérieur, mais ne prit aucun plaisir à cette douleur. Il était trop bien attaché. Pour le moment.
        J’arrêtai complètement de respirer, et me penchai aussi loin de la fille que possible.
        Non, je ne pouvais pas me permettre de la trouver fascinante. Plus je la trouvais intéressante, plus j’avais de chances de la tuer. J’avais déjà fait deux petits faux-pas aujourd’hui. En ferais-je un troisième, un qui ne serait pas petit ?
        Dès que la sonnerie retentit, je volai à travers la classe – détruisant probablement la quelconque impression de politesse que j’avais à moitié construite durant cette heure. De nouveau, je haletai face à l’air frais et humide du dehors comme s’il s’agissait d’une cure. Je me dépêchai de mettre autant de distance que possible entre la fille et moi.
        Emmett m’attendait à l'extérieur de la salle d'espagnol. Il déchiffra mon expression agitée pendant un moment.
        Comme ça s’est passé ? demanda-t-il prudemment.
        - Personne n’est mort, marmonnai-je.
        J’imagine que c’est un bon début. Quand j’ai vu Alice séchant les cours, devant ta salle, j’ai pensé...
        Alors que nous entrions en classe, je vis ses souvenirs de quelques minutes auparavant, vues à travers la porte ouverte de sa dernière classe. Alice marchant d'un pas brusque, livide, non loin du bâtiment de sciences. Je sentis son souvenir d’une envie urgente de se lever pour la rejoindre, et sa décision de rester. Si Alice avait eu besoin d’aide, elle l’aurait demandé...
        Je fermais les yeux d’horreur, et de dégoût en m’affalant sur mon siège.
        - Je ne m’étais pas rendu compte que c’était passé si près. Je ne pensais pas que j’allais... Je n’ai pas vu que c’était si grave, murmurai-je.
        Ça ne l’était pas, me rassura-t-il. Personne n’est mort, n’est ce pas?
        - Non, dis-je à travers mes dents. Pas cette fois.
        Peut-être que ça deviendra de plus en plus facile.
        - Bien sûr.
        Ou peut-être que tu la tueras
    . Il haussa les épaules. Tu ne serais pas le premier à te planter. Personne ne te jugerait trop durement. Parfois une personne sent juste trop bon. Je suis impressionné que tu aies tenu aussi longtemps.
        - Ça ne m’aide pas, Emmett.
        J’étais révolté par son acceptation de l’idée que je tuerais la fille, que c’était en quelque sorte inévitable. Était-ce sa faute si elle sentait si bon ?
        Je me souviens quand ça m’est arrivé... Il évoquait ses souvenirs, m’emmenant avec lui, un demi-siècle en arrière, sur un petit chemin, au crépuscule, où une femme d’âge mûr retirait son linge sec d’un fil tendu entre deux pommiers. Le parfum des pommes imbibait fortement l’air – le récolte était terminée et les fruits rejetés étaient éparpillés sur le sol, leurs peaux meurtries laissaient échapper leur parfum sous les nuages lourds. Le parfum d’un champ de foin fraîchement fauché était là en fond, en harmonie. Au-dessus, le ciel était violet, orangé un peu plus à l’est des arbres. Il aurait continué sur le chemin de terre serpentant et il n'aurait eu aucune raison de se souvenir de ce soir en particulier, si ce n’est qu’une soudaine brise nocturne souffla, secouant les draps blancs comme des voiles, avivant le parfum de la femme en direction d’Emmett.
        - Ah, grognai-je doucement.
        Comme si le souvenir de ma propre soif ne me suffisait pas.
        Je sais. Ça n’a pas duré une demi-seconde. Je n’ai même pas pensé à résister.
        Son souvenir devint bien trop explicite pour que je le supporte.
        Je sautai sur mes pieds, les mâchoires assez verrouillées pour couper de l’acier.
        - Esta bien, Edward ? demanda la señora Goff, surprise par mon mouvement brusque.
        Je pouvais voir mon visage dans son esprit, et je sus que j’étais loin d’avoir l’air bien.
        - Me perdona, murmurai-je, en fonçant à travers la porte.
        - Emmett, por favor, puedas tu ayuda a tu hermano ? demanda-t-elle, faisant un geste vers moi, tandis que je sortais de la pièce, sans pouvoir intervenir.
        - Sûr, l’entendis-je dire.
        Puis il fut juste derrière moi. Il me suivit de l’autre côté du bâtiment, où il me rattrapa, et posa sa main sur mon épaule. Je repoussai sa main avec une force non nécessaire. Cela aurait brisé les os d’une main humaine, et du bras qui s’y rattachaient.
        - Désolé, Edward.
        - Je sais.

        Je pris quelques bouffées d’air, essayant d’éclaircir ma tête et mes poumons.
        - C’est à ce point ? demanda-t-il, essayant de ne pas penser au parfum et au goût de son souvenir en me le demandant, et sans vraiment y réussir.
        - Pire Emmett, pire.
        Il fut silencieux pendant un moment.
        Peut-être...
        - Non, ce ne serait pas mieux si j’en finissais. Retourne en classe, Emmett. Je veux être seul.

        Il se retourna sans ajouter un seul mot ou une seule pensée, et s’en alla rapidement. Il dirait à la prof d’espagnol que j’étais malade, ou que je séchais, ou que j’étais un vampire dangereusement hors de contrôle. Son excuse importait-elle vraiment ? Peut-être ne reviendrais-je pas. Peut-être aurais-je à partir.
        Je retournai de nouveau à ma voiture, pour attendre la fin des classes. Pour me cacher. De nouveau.
        J’aurais dû utiliser ce temps pour prendre une décision, ou essayer de soutenir mes résolutions, mais, comme un drogué, je me retrouvai à chercher à travers les balbutiements de pensées émanant des bâtiments. Les voix familières sortaient du lot, mais je n’étais pas intéressé par les visions d’Alice ou les réflexions de Rosalie à ce moment-là. Je trouvais facilement Jessica, mais la fille n’était pas avec elle, alors je continuai de chercher. Les pensées de Mike Newton captèrent mon attention, et je la localisai finalement, en cours de gym avec lui. Il était mécontent, parce que je lui avais parlé aujourd’hui en cours de biologie. Il ressassait sa réponse lorsqu’il avait amené le sujet...
        Je ne l’avais jamais vraiment vu parler à quelqu’un plus que quelques mots ça ou là. Bien sûr, il a décidé de trouver Bella intéressante. Je n’aime pas la façon dont il la regarde. Mais elle ne semble pas vraiment enthousiaste à son sujet. Qu’est ce qu’elle a dit ? "Je me demande ce qui lui a pris lundi dernier". Quelque chose comme ça. Ça n’avait pas l’air de la toucher. Ça n’a pas pu être une vraie conversation...
        Il balaya son pessimisme en continuant de la sorte, réjoui à l’idée que Bella n’avait pas été très intéressée par notre échange. Cela m’ennuya plus qu’il n’aurait été acceptable, alors j'arrêtai de l’écouter.
        Je mis un CD de musique violente dans la stéréo, puis j’augmentai le volume jusqu’à noyer les autres voix. Je devais me concentrer très fort sur la musique pour m'empêcher de dériver de nouveau vers les pensées de Mike, à espionner la fille qui ne se doutait de rien.
        Je trichai quelques fois, vers la fin de l’heure. Sans espionner, essayai-je de me convaincre. Je me préparais simplement. Je voulais savoir exactement quand elle quitterait le gymnase, quand elle serait sur le parking. Je ne voulais pas qu’elle me prenne par surprise.
        Tandis que les étudiants commençaient à sortir en file du gymnase, je sortis de la voiture, pas certain de ce que j’étais en train de faire. La pluie était fine – je l’ignorai tandis qu’elle imprégnait doucement mes cheveux.
        Voulais-je qu’elle me voie ? Espérais-je qu’elle viendrait me parler ? Qu'étais-je en train de faire ?
        Je ne bougeai pas, même si j’essayais de me convaincre de retourner dans la voiture, ne sachant pas quel comportement était le plus répréhensible. Je gardais mes bras croisés sur la poitrine, et respirais peu profondément en la regardant marcher doucement vers moi, les coins de sa bouche abaissés. Elle ne me regarda pas. Quelques fois, elle jeta des coups d’œil aux nuages, faisant une grimace, comme s’ils l'offensaient.
        Je fus déçu lorsqu’elle atteignit sa voiture avant de passer devant moi. M’aurait-elle parlé ? Lui aurais-je parlé ?
        Elle entra dans une camionnette Chevrolet rouge délavée, un engin rouillé plus vieux que son père. Je la regardai démarrer le camion – le vieux moteur rugit plus fort que n’importe quel véhicule dans le parking – puis elle tendit les mains en direction de son chauffage. Le froid lui était inconfortable – elle ne l’aimait pas. Elle peigna ses cheveux épais avec ses doigts, tenant ses boucles devant le souffle d’air chaud, comme si elle essayait de les sécher. J’imaginai l’odeur qui devait se répandre dans la cabine du camion, puis rapidement, je chassai cette pensée.
        Elle jeta un coup d’œil aux alentours en se préparant à reculer, et finalement regarda dans ma direction. Elle me fixa elle aussi pendant une demi-seconde, et tout ce que je pus lire dans ses yeux était de la surprise avant qu’elle ne détache ses yeux, et fasse reculer brutalement le camion. Il grinça de nouveau pour s'arrêter, l’arrière de la fourgonnette manquant de peu d’entrer en collision avec la petite voiture d’Erin Teague.
        Elle jeta un regard dans son rétroviseur, sa bouche grande ouverte d’humiliation. Lorsque la seconde voiture passa devant elle, elle vérifia tous ses angles morts deux fois et centimètre par centimètre, s’extirpa du parking si précautionneusement que cela me fit sourire. C’était comme si elle pensait qu’elle était dangereuse dans cette camionnette délabré.
        La pensée de Bella Swan puisse être un danger pour qui que ce soit, peu importe comment elle conduisait, me fit rire tandis que la fille me passait devant, regardant droit devant elle.


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